Ce n’est pas la première fois que l’univers de l’hôpital sert de décor à Traviata, comme ce n’est pas la première fois que le flash-back qui fait que Violetta au moment de mourir revoit tout son (court) passé est utilisé : au Théâtre des Champs Elysées, Deborah Warner n’innove pas. Pourtant, elle parvient à construire un spectacle élégant qui sait mêler l’atmosphère de mort qui règne dans cette musique, dès le Prélude, et la dynamique brûlante et douloureuse d’un amour lacéré par la bien-pensance. Peut-être pourra-t-on s’interroger seulement sur la plausibilité sociale d’une telle situation dans les années 1940 où Deborah Warner situe l’action. Quoique… Toujours est-il que les éclairages, très travaillés, les jeux de flou ou les effets de profondeur de champ permettent de construire cet univers en miroir entre la Violetta agonisante, dans sa camisole blanche (fort bien jouée par la comédienne Aurélia Thierrée), et la Violetta surgie d’un temps retrouvé qu’incarne Vannina Santoni avec une vérité qui fait le prix de ce spectacle.
Pour le reste, autant la dernière scène, admirablement construite dans l’univers de l’hôpital, semble portée par une vraie nécessité – autant certaines interventions « médicales » semblent inutiles, voire superflues dramaturgiquement : il n’y a pas besoin d’aider un personnage aussi fort à exister ! Mais tout ce qui fait l’intime est très finement vu, avec quelques petits gestes qui signalent une vraie direction d’acteurs (Violetta refermant à la hâte le lit avec une maladresse touchante quand le père d’Alfredo se présente, ou ce Germont tout encombré de son chapeau qui est le signe de sa respectabilité, n’osant pas donner à Violetta ce baiser filial qu’elle lui demande, ou toute la dernière scène, étreignante à travers chaque geste criant de vérité d’une Violetta qui sent la mort monter en elle, face à tous les geste retenus des autres personnages).
Crépusculaire dans son atmosphère, cette Traviata est pourtant lumineuse par la grâce de son interprète principale, cette jeune soprano qu’on a pu suivre ces dernières années en la voyant progresser avec une assurance cadrée – mais qu’on pouvait imaginer encore un peu jeune pour ce rôle écrasant. Hommage soit rendu à Michel Franck qui a osé lui proposer ce rôle : Vannina Santoni y est bluffante ! Tout rayonne d’elle, la personnalité, le jeu, la voix ! Avec sa silhouette fine, magnifiée par les costumes de Chloé Obolenski (dont, au premier acte, cette éblouissante robe rouge qui est une évidente citation de celle que portait Anna Netrebko pour sa Traviata de Salzbourg en 2005), Vannina Santoni incarne d’emblée cette jeune femme qui croit au plaisir puis qui croit à l’amour puis qui croit au sacrifice puis qui croit à la mort. Elle est habitée par son rôle, frémissante de passion puis peu à peu perdue, liquéfiée jusqu’à se transfigurer dans la dernière scène. Surtout elle parvient à se jeter dans cette fièvre vocale avec un naturel confondant. Car si le grand E strano qui clôt le 1er acte est parfaitement chanté, avec des flexions, des subtilités et une ligne constamment tenue, avec aussi un soutien qui permet de colorer chaque phrase, ce n’est pas là l’essentiel de son accomplissement – dont on peut regretter que la strette finale soit écrétée du contre mi bémol auquel la tradition a accoutumé l’auditeur et dont l’absence provoque une petite frustration. D’autant que cet aigu possède un sens dramaturgique (comme le contre-ut, non écrit, du Di quella pira du Trouvère) et qu’il a été validé par Verdi (« si l’artiste peut le faire… ») : ce purisme de la partition écrite n’est pas loin d’un intégrisme discutable – mais c’est une discussion qui excède ce simple « point de vue »… Quoi qu’il en soit, l’art de Vannina Santoni dépasse cet air : c’est peut-être dans le grand face-à-face du 2ème acte qu’elle montre le plus profond de sa compréhension du rôle, en particulier dans un Dite alla giovine dont l’apparente simplicité est portée avec une évidence nue par ce fil di voce soutenu jusqu’à la grâce du désespoir. Mais l’énergie d’Amami Alfredo et surtout la dernière scène, avec un Addio del passato comme une glissade vertigineuse, et ces mots ultimes, Rinasce, rinasce, avant de s’effondrer comme un arbre foudroyé, tout est frémissant et beau dans le chant et l’interprétation de Vannina Santoni. C’est pour elle que l’on se souviendra de cette Traviata.
Autour d’elle, Saimir Pirgu est un ténor bien chantant mais sans vrai magnétisme, Laurent Naouri un père noble accablé, lui aussi bien chantant mais manquant quelque peu de cette couleur italienne, de ce phrasé verdien, de ce sens du destin que doit aussi porter Germont, et puis des seconds rôles distribués avec homogénéité, d’où émerge le beau baryton de Marc Scoffoni. Enfin il y a Jérémie Rhorer qui, avec son Cercle de l’Harmonie – cet orchestre qu’il a forgé d’abord pour d’autres répertoires – offre un écrin d’une exceptionnelle clarté à ce drame. Dès le Prélude, on entend la tension morbide à l’œuvre et en même temps une lumière des cordes qui ouvre des perspectives qu’on n’appréhende guère habituellement. Et tout au long de l’opéra, la direction souple et contrastée de Jérémie Rhorer raconte cette Traviata avec tout à la fois intensité et fragilité.
Mais comment être séduit par des bois trop souvent aigrelets, comment ne pas être frustré par ce manque trop souvent de matière dans les grands phrasés que contient aussi l’orchestration verdienne ? La question posée par Jérémie Rhorer, celle de ce fantasme d’une « authenticité » qu’apporterait l’utilisation d’instruments « de l’époque de Verdi », d’un diapason, 432, « de l’époque de Verdi », cette question mérite un débat. Car les spectateurs du Théâtre des Champs-Elysées ne sont pas « de l’époque de Verdi », l’environnement du spectacle (éclairage, technique, décors, costumes, etc) n’est pas « de l’époque de Verdi » !... Alors à quoi cela sert-il de prétendre recréer une « vérité » instrumentale qui est viciée par le reste du spectacle ? Jérémie Rhorer est un des meilleurs chefs français, il a le sens de la période en même temps que celui des détails, il sait déployer les couleurs et préserver les flexions subtiles : pourquoi donc se persuader que cette prétendue « authenticité » instrumentale apporterait un plus à l’interprétation ? Je tiens, moi, qu’à la tête d’un orchestre comme celui de l’Opéra de Paris, ses qualités de chef sauraient porter encore mieux l’œuvre pour des spectateurs qui l’écoutent aujourd’hui. J’entendais tel ou tel qui s’extasiait à l’entracte de ce que, tarte à la crème récurrente, on entendait « de la musique de chambre » ! Mais c’est un opéra qu’on est venu écouter ! Et la distribution le prouve à chaque instant : Vannina Santoni ne nous offre pas un récital de lieder mais bien l’expression déchirante d’une femme incendiée par l’amour qui l’illuminait et le bras noir d’une société cruelle qui la broie. Elle chante l’opéra de Verdi pour nous, pour aujourd’hui – et on la remercie pour cela.
Alain Duault
07 décembre 2018 | Imprimer
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