
Ce weekend, l’Opéra de Montpellier montrait une fois encore qu’il est un Opéra qui ose avec Exils, un spectacle regroupant des œuvres très peu connues « qui inaugure une manifestation annuelle en hommage aux artistes et compositeurs contraints à l’exil ». Un très beau moment de découvertes, mais aussi de communion humaine, autour d’un hommage à Rosa Luxemburg.
Militante socialiste et communiste révolutionnaire souvent effacée des livres d’Histoire – du moins de celle enseignée dans les écoles –, Rosa Luxemburg était une figure politique importante. Elle a notamment étudié la philosophie, l'histoire, la politique, l'économie, la zoologie, les mathématiques, et obtint le titre de docteure en droits. Elle est l'une des premières femmes au monde à avoir obtenu un doctorat en économie politique ainsi que la première Polonaise à y parvenir. Elle était également une femme de lettres et une grande passionnée de la nature. Elle fut assassinée le 15 janvier 1919, peu de temps après avoir cofondé le Parti communiste d'Allemagne.
Au cœur du programme d’Exils se trouve ainsi le Requiem Berlinois composé par Kurt Weill en 1928, en hommage à Rosa Luxemburg et sur des poèmes de Bertolt Brecht. Il est le noyau autour duquel gravitent et s’entrelacent les autres œuvres du programme, toutes signées de mains d’exilés.
Exils, Opéra-Orchestre National de Montpellier (2025) © Marc Ginot
L'ouverture débute en réalité dans la salle-même, où Lise-Delhia Chemsseddoha (Rosa Luxemburg) s’élève pancarte à la main, alors que la fosse s’accorde, pour clamer ses revendications et apostropher le public sur une actualité finalement atemporelle : celle des guerres et d’un déclin d’humanité, de regards qui se détournent sur des vérités dérangeantes. Elle est alors emmenée derechef par deux hommes de la sécurité (deux artistes) et se retrouve dans la cage présente sur la scène au lever de rideau. En guise d’introduction musicale, ce sont les Symphonies pour instruments à vents de Stravinsky qui résonnent. Un fond sur lequel s’inscrivent les mots de Rosa, déclamés ou projetés, tandis que petit à petit, les plantes apparaissent sur le sol de sa prison de fer.
Ce n'est qu'ensuite que vient le tour du Requiem Berlinois, profane comme son nom ne l’indique pas, qui va ainsi s’étendre pour envelopper le public et la salle dans une atmosphère sombre. Des sacs mortuaires ont été déposés partout sur scène, les cadavres se multiplient, et le chœur apparaît finalement pour découvrir l’ampleur de ce désastre. Parmi ses sacs blancs, un corps se distingue : celui de la jeune femme dans une flaque d’eau carrée, en parfait écho à la « Ballade de la fille noyée ». La voix des choristes – préparés par Noëlle Gény – paraissait d’abord loin, recluse dans un coin de la scène, mais elle s’étend petit à petit. Le ténor Fabien Hyon offre un chant lumineux, éclairant l’obscurité qui l’entoure, solaire et solide à souhait.
Exils, Opéra-Orchestre National de Montpellier (2025) © Marc Ginot
Finalement, des sacs ne seront pas extraits des corps mais des costumes de militaires que les hommes revêtissent alors que l’image du soldat inconnu a été appelée par le texte. Nous basculons ensuite dans une salle de commandement de drones, dont les images projetées rappelle la distanciation que ces nouvelles armes créent entre les cibles et ceux qui appuient non plus sur une gâchette mais sur un bouton. Une distance qu’offrent les écrans, quels qu’ils soient, y compris ceux de la télévision et des ordinateurs, comme le montre le tableau suivant.
Seule sur scène, la mezzo-soprano Natalia Ruda se lance alors dans l’Ode à un rossignol de Valentin Silvestrov sur un texte du poète anglais John Keats. Compositeur et cantatrice ont tous deux été contraints au même exil : face à l’avancée des forces russes, ils ont chacun dû quitter l’Ukraine, et c’est finalement dans les chœurs de l’Opéra de Montpellier qu’est arrivée la jeune femme après un passage par Genève. On ne s’étonne pas de découvrir dans sa biographie qu’elle était soliste à l’Opera Studio de l’Académie Nationale de Musique d’Ukraine, mais on ne cache pas sa surprise de découvrir qu’elle est ici issue du chœur – du pupitre des altos – et non plus une soliste ! L’ampleur de la voix, profonde et soyeuse, la richesse des graves, la projection maîtrisée et mise en avant par l’instrumentation, l’interprétation, la tenue jusqu’au bout de cette partition relativement longue... Tout donne envie de l’entendre encore, et on espère la revoir comme soliste dans un avenir proche.
Exils, Opéra-Orchestre National de Montpellier (2025) © Marc Ginot
Néanmoins, si ce tableau est marquant, c’est certes pour la découverte de cette voix mais aussi pour ce qu’il renferme : assise sur un rocher, ou un monticule de terre, elle déclame un texte magnifique tandis que derrière, des images (fixes ou animées) défilent à une vitesse malheureusement bien trop rapide. Oui, l’ère numérique et des informations multiples nous fait consommer des images comme on consomme des bonbons ; oui, on regarde aujourd’hui les informations comme on regarde une série télévisée ; oui, nous connaissons tous cette curiosité morbide consistant à vouloir voir ce que cache le floutage des images dans des reportages sur les atrocités du monde...
Mais les photos et vidéos de Jelle Krings – photographe et cinéaste de guerre primé – vont bien au-delà de cette consommation. Ce qu’il capte a besoin de plus que quelques dixièmes de seconde d’attention. Or, entre la vitesse de projection et la lecture du surtitrage, l’œil se perd et l’esprit ne suit plus vraiment ni l’un ni l’autre, perdant parfois aussi l’attention de l’oreille en voulant se concentrer ce qu’il voit à tout prix. Si l’émotion demeure présente et que les images font enfin apparaître le thème de l’exil, c’est toutefois dommage de ne pas prendre un petit peu plus de temps, surtout avec cette pièce longue qui n’aide pas non plus à maintenir l’attention à elle seule. Enfin, l’artiste sur scène enfile son gilet pare-balle sur lequel on peut lire « presse » avant de partir avec deux de ses collègues.
Exils, Opéra-Orchestre National de Montpellier (2025) © Marc Ginot
Nous sommes ensuite transportés chez un bureaucrate somme toute peu scrupuleux sous les traits de Julian Arsenault, que nous retrouvions avec plaisir après l’avoir entendu dans Negar la saison dernière. Le baryton aux accents ambrés possède des assises solides qui lui confèrent de belles couleurs et une projection agréable, servant à merveille Rubayat (1976) de Sofia Goubaïdoulina. L’œuvre de la compositrice russe est une « véritable méditation sur le sens de l’existence inspirée des poètes persans Omar Khayyam, Khaqani et Hafez ».
Les grilles de la cage initiale ont été démantelées et forment à présent un immense rideau de fer. Une séparation entre son monde et celui, dehors. Une sécurité qui le préserve, entre le lieu de la prise de décision, et celui où elles ont des conséquences palpables. C’est là que le chœur s’agglutine pour délivrer son Friede auf Erden de Schoenberg, un message d’espoir, « un vibrant appel au pacifisme sur un poème de Noël dont les dernières strophes laissent à penser qu’un jour viendra le temps où les hommes vivront en paix et en pleine fraternité ». Le changement d’atmosphère se ressent dans le ton de la partition qui se détache des autres de la soirée, et l’on apprécie le travail du chœur dans ce passage qui s’apparente à la « lumière au bout du tunnel ».
Exils, Opéra-Orchestre National de Montpellier (2025) © Marc Ginot
Nous l’aurons vu à travers ces lignes : la mise en espace proposée par Mathilda du Tillieul McNicol s’apparente bien davantage à une mise en scène – et même plus que certaines mises en scène qui se qualifient ainsi avec bien moins de travail scénique – qui a l’intelligence de ne pas vouloir tordre des pièces pour les faire entrer dans une vision précise qui n’est pas la leur. On ne fait pas rentrer des carrés dans des ronds. Le fil rouge de Rosa Luxemburg demeure, avec des interventions sonores de sa part, des extraits de textes (la dramaturgie est signée par Sonia Hossein-Pour), un hommage finalement toujours présent comme une ombre dans la nuit. Toutefois, le thème de l’exil, pourtant central dans le projet, n’apparaît sur scène que vers la fin : ce qui ressort avant tout est la guerre – qui amène effectivement à l’exil pour beaucoup. S’agissant d’un cycle, on peut imaginer que ce premier opus est une ouverture pour les suivants qui approfondiront peut-être davantage cette thématique – scéniquement parlant, car musicalement, le programme est un sans-faute.
Sous la direction de George Jackson, l’Orchestre national Montpellier Occitanie parvient à voguer d’un compositeur à l’autre avec naturel, livrant une cohérence musicale étonnante entre ces compositeurs et compositrices d’horizons différents, pourtant tous liés par leurs exils et la musique. Celle-ci est servie avec attention par les pupitres de la fosse, sous la baguette intelligente de leur chef.
Elodie Martinez
(Montpellier, le 7 février 2025)
Exils, à l'Opéra Orchestre National Montpellier les 7 et 8 février 2025.
11 février 2025 | Imprimer
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