Si le Festival d'Ambronay s’ouvrait avec une pièce particulièrement célèbre – le Stabat Mater de Pergolèse dont nous rendions compte dernièrement – il se poursuivait le lendemain avec une véritable rareté : La Liberazione di Ruggiero dall’isola d’Alcina, de Francesca Caccini sur un livret de Ferdinando Saracinelli (d’après le Roland Furieux de L’Arioste), inhumé de l’injuste oubli par l’ensemble I Gemelli, Emiliano Gonzalez Toro et Mathilde Etienne.
La Liberazione di Ruggiero dall’isola d’Alcina, création et livret
L’attrait principal de la soirée était sans nul doute l’œuvre. Premier opéra signé de la plume d’une femme, il n’a aucunement à rougir face aux compositions masculines de l’époque. Fille de Giulio Caccini, Francesca fut solidement formée par son père tant au chant – elle fut une chanteuse renommée – qu’à la composition – domaine dans lequel elle fut reconnue par ses contemporains malgré sa situation de femme à l’époque. Il paraît qu’elle était même mieux rémunérée que ses homologues masculins ! Son talent brave ainsi les conditions du genre pourtant tenaces de l’époque, et stupéfie l’Italie dès ses 20 ans. Elle fut également luthiste, poète et professeur de musique.
Créé le 3 février 1625 à la Villa Poggio Imperiale de Florence (l’une des villas de la famille mécène des Médicis), La liberazione di Ruggiero dall'isola d'Alcina est son unique opéra à nous être parvenu entier et est par ailleurs considéré comme étant le premier opéra composée par une femme. L’opéra, qui est un opéra-ballet, a été commandé par l’archiduchesse Marie-Madeleine d’Autriche et ce, pour la visite du prince Władisław de Pologne au Carnaval. Particulièrement touché par l’œuvre, le prince passa commande de deux opéras à Francesca Caccini, mais nous n’en avons malheureusement pas trace.
Emiliano Gonzalez Toro (Ruggiero) et Alix Le Saux (Alcina) © Bertrand Pichène
Le livret raconte ici comment le chevalier Ruggiero est retenu par Alcina sur son île grâce à ses charmes : elle se donne une apparence jeune et belle, et lui fait oublier son amour pour Bradamante. Après un prologue mettant notamment en avant Neptune – qui invite à louer l’invité de la cour et à écouter l’histoire de Ruggiero –, nous retrouvons Melissa pour un « résumé des épisodes précédents » et l’annonce de son plan pour sauver le chevalier. Ce monologue est à lui seul toute la scène 1 de l’opéra. Viennent ensuite Ruggiero et Alcina, accompagnés de demoiselles servant la magicienne et lui obéissant. Le héros est entièrement sous le charme d’Alcina et tous deux chantent leur amour avant qu’elle ne le laisse pour s’occuper de son royaume. Melissa intervient ensuite, déguisée en Atlante afin d’exhorter Ruggiero à partir au combat. Cette apparition permet au héros de se libérer des charmes dont il était prisonnier et de se rappeler de son amour pour Bradamante. Il décide donc de partir promptement, mais les anciens amants d’Alcina métamorphosés en plantes lui demandent de l’aide. Lorsque la magicienne revient, une demoiselle lui apprend le départ de son amant aux côtés de Melissa qui s’est révélée à lui. Alcina tente de le retenir par ses pleurs, avant de succomber à la fureur et de faire appel aux monstres alors que Melissa libèrent les plantes ensorcelées. Sa magie étant plus puissante que celle de la maîtresse des lieux, elle vainc sans mal les monstres et force Alcina à s’enfuir avant que l’œuvre ne termine par une fin heureuse réunissant Melissa, Ruggiero, le chœur, les dames et les chevaliers libérés.
La renaissance de l’œuvre à Ambronay samedi soir
Si l’on connaît l’histoire moult fois reprises depuis, on ne se délecte pas moins de l’entendre dans une œuvre encore inconnue. La mosaïque musicale de la partition déverse mille couleurs et nuances aux motifs variés et entraînants, ajoutant aux mots le langage musical pour dépeindre les émotions des personnages et les enjeux des situations. On note, par exemple, tout le charme envoûtant de la Sirène dans l’air « Chi nel fior di giovinezza » (scène 2), la traditionnelle musicalité des monstres de la scène 3, le chœur de la scène « Crudelta, di cui maggior non gu, ne mai sara », ou encore la musique plus ténébreuse qui accompagne l’air d’Alcina dans la deuxième scène, « Ahi, Melissa, Melissa ».
Autre attrait attendu pour cette soirée, le retour de l’ensemble I Gemelli à Ambronay après leurs Vêpres de la Vierge en 2021. Comme le veut l’essence-même de l’ensemble, aucun(e) chef(fe) n’est présent(e) sur scène pour diriger l’ensemble durant la soirée : la direction se fait par le chant, après une préparation solide en amont. Toutefois, si cela libère l’espace et n’empêche en rien d’apprécier un travail musical excellent, on remarque une approche moins « nette » ou du moins, moins « au cordeau » que ce que l’on a l’habitude d’entendre (même si la violiste semble quelque peu mener l’ensemble au besoin). Ceci étant dit, ce que l’on retient est avant tout le beau travail et la peinture riche qu’offrent les musiciens, avec un jeu de réponses entre les instruments, un bel équilibre des sons et une musique qui voyage d’un pupitre à l’autre en se nourrissant de chacun.
Côté voix, Emiliano Gonzalez Toro endosse le rôle de Ruggiero et offre au héros le visage d’un amoureux transis puis renfermé et froid lorsque le charme est rompu et qu’il est de nouveau face à l’enchanteresse. La ligne de chant est expressive, et l’on retrouve cette expressivité fort bien maîtrisée chez l’Alcina d’Alix Le Saux. L’incarnation est vivace, les couleurs déployées chatoyantes, mais tout comme pour son amant, la projection se perd parfois un peu dans l’acoustique du lieu. Toutefois, cette œuvre est davantage un duel de femmes, et il faut une Melissa à la hauteur. C’est Lorrie Garcia qui endosse ce rôle, et l’on aime particulièrement sa théâtralité – parfois consciemment exagérée afin de nous divertir – mais là aussi, la projection manque parfois face à l'acoustique de l'abbaye, laissant la voix voler dans l’espace sans pouvoir l’occuper pleinement (ce qui n'empêche pas de l'apprécier). On s’amuse également à l’entendre prendre une voix chevrotante lorsqu’elle incarne le vieillard.
Lorrie Garcia (Melissa) © Bertrand Pichène
Le trio de protagonistes se trouve entouré d’une fine équipe qui n’a pas à rougir. Juan Sancho ouvre la soirée en Nettune (avant de revenir en Astolfo) ; si les premières notes sont un peu fragiles, cela n’est dû qu’à la difficulté d’être le premier à se faire entendre. En effet, la voix s’impose ensuite rapidement plus solide et particulièrement autoritaire en divinité marine. Le troisième et dernier ténor de la distribution, Jordan Mouaissia (Pastore/Vistola) offre un très beau berger au timbre léger et solaire. Enfin, Nicolas Brooymans prête sa voix de basse bienvenue, notamment au monstre qu’il incarne avec facéties auprès de ses collègues tout aussi facétieux dans ces rôles caricaturaux aux voix nasillardes.
Le trio de soprano s’avère pour sa part tout à fait délicieux avec toutefois un changement de dernière minute : ce n’est pas Mathilde Etienne mais Amandine Sanchez (âgée de 19 ans et qui signe là son premier contrat professionnel) qui est présente. Bien que l’on ressente – peut-être à tort – que cette soirée a quelque chose d’impressionnant pour elle, elle ne dénote pas aux côtés de ses consœurs Natalie Pérez et Cristina Fanelli dont le charisme lui octroie des charmes.
La soirée n’est toutefois pas sans quelques défauts : tout d’abord, la prononciation n’est pas toujours au rendez-vous et pourrait être plus nette. Ensuite, la mise en espace n’apporte rien à la soirée : seuls le regroupement des monstres et le final, avec l’avancée deux par deux des artistes en rythme sont les bienvenus, mais ils auraient pu être inclus dans une version concertante avec tout autant d’efficacité et de plaisir.
Reste à voir si cette scénographie évoluera lors de la reprise de ce concert au Capitole de Toulouse, à l'Opéra de Lausanne puis à l'Opéra Royal de Versailles en octobre et en mars prochains. Le plaisir de découvrir cette œuvre devrait, pour sa part, être au rendez-vous !
Elodie Martinez
(Ambronay, le 14 septembre 2024)
La Liberazione di Ruggiero dall’isola d’Alcina de Caccini à Ambronay le 14 septembre 2024, puis en tournée :
- au Capitole de Toulouse de 13 octobre 2024
- à l'Opéra de Lausanne le 20 octobre 2024
- à l'Opéra Royal de Versailles le 3 mars 2024
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