Le Grand Théâtre de Genève reprend actuellement La Clémence de Titus qu’avait imaginée Milo Rau en 2021, alors seulement en streaming. Notre collègue Thibault Vicq en rendait alors compte, mais nous le savons bien : voir une œuvre sur écran et depuis la salle n’a bien souvent rien à voir. Surtout lorsqu’il s’agit d’une production comme celle-ci où la distance que crée un visionnage par écran interposé en réduit forcément l’impact.
Le metteur en scène propose une vision très personnelle dans la lignée de ces précédents travaux au théâtre. Ici, Titus est un artiste empereur qui ne voit dans la misère du peuple rien de plus qu’une source s’inspiration pour ses œuvres. Le cheminement de la production ramène à l’univers cinématographique, avec la fin positionnée au début avant que nous ne repartions dans le passé afin de savoir comment nous en sommes arrivés là. Les différents tableaux exposés alors dans ce vernissage d’ouverture trouvent chacun son explication et son histoire, certains faisant aussi référence à d’autres œuvres plus connues (comme La Mort de Marat). Notons cependant que lorsque la scène se présente à nouveau à nous, elle compte une différence flagrante dans le personnage de Titus, habillé différemment et reflétant un état d’esprit tout autre.
La production recèle par ailleurs bien des violences, aussi bien physiques que psychologiques. On ne sort pas totalement indemne de la salle, et certaines personnes du public s'en sont ouvertement plaintes, préférant semble-t-il ne pas revenir après l’entracte – mais cela demeure assez exceptionnel sur la totalité du public. Après avoir soigneusement brisé le quatrième mur, nous rapprochant « sans en avoir l’air » de ce qui se passe sur scène, Milo Rau nous force à assister à une double pendaison aussi vraie que nature, à une mère se faisant assassiner devant son jeune enfant dans des hurlements déchirants, à des humiliations... ou encore, comme on le découvrira par son témoignage, à un père tuant son fils puisque le figurant tirant sur le jeune homme est son père dans la vraie vie. Et au milieu de ce chaos, une fillette qui voit tout et se retrouve avec un vrai cœur (de bœuf) dans les mains... Ajoutons à cela un rituel chamanique permettant à Titus de revenir à la vie en début de deuxième partie et une multitude de discours se superposant à l’opéra (récit de vie ou biographies des uns et des autres, figurants compris, discours du metteur en scène sur l’œuvre, sur l’art,...) et l’on obtient une Clémence bien disparate qui s’efface au profit du discours personnel du metteur en scène. L’exemple le plus flagrant est cette suite d’airs de solistes tous plus magnifiques les uns que les autres, mais totalement éclipsés par la narration en arrière-plan sur le mur du fond, remplaçant le texte de Mazzola par le film de Milo Rau.
La Clémence de Titus, Grand Théâtre de Genève (2024) © Magali Dougados
Et pourtant... Difficile de demeurer insensible au résultat final qui bouleverse profondément. En replaçant le peuple et plus précisément ici la population locale dont proviennent les figurants – selon ce qui est indiqué dans le texte – au cœur de la scène, Milo Rau nous force à le regarder et non simplement le voir. N’est-ce pas la finalité de l’art, après tout : bouleverser, toucher, parler à l’âme ? En ce sens, la production genevoise est particulièrement réussie. Toutefois, malgré le temps écoulé depuis le baisser de rideau final, on continue de s’interroger sur la motivation de ce bouleversement : est-ce la façon dont l’œuvre est mise en scène, ou bien seulement ces tranches de vie bouleversantes qui nous sont livrées dans cette proximité théâtrale ?
Bernard Richter reprend le rôle de Titus avec une belle projection et une ligne de chant douce et éclairée, bien campée dans sa déclamation. Scéniquement, il incarne brillamment cet empereur peintre aux allures d’artiste intellectuel égocentré, que l’expérience de la mort ramène finalement au vrai sens de la vie. Serena Farnocchia s’avère être une Vitellia vénéneuse à souhait, mais aussi humaine, notamment dans son air « Non più di fiori » de toute beauté, dont on se détache malheureusement, faute de pouvoir suivre à la fois le chant et le texte sur les vies des figurants. La complexité du personnage se reflète avec ses couleurs et sa noirceur dans la ligne de chant solide à souhait.
La Clémence de Titus, Grand Théâtre de Genève (2024) © Magali Dougados
Bien que son rôle ne soit pas le plus important sur scène, la Servilia de Yulia Zasimova se remarque, là aussi tout particulièrement dans son air « S’altro che lacrime », également parasité par la vidéo sur scène et le texte remplaçant celui du livret. Cette membre du Jeune Ensemble offrait là sa toute première Servilia avec une belle maîtrise du personnage et de sa partition. Autre prise de rôle, celle de Giuseppina Bridelli en Annio. La mezzo-soprano italienne ne cesse de nous tirer des éloges à chaque fois que nous la croisons, et cette Clémence ne fera pas exception. Armée de sa ligne de chant sans faille, à la fois profonde et légère, ainsi que d’une théâtralité et d’un jeu qui ne lui fait jamais défaut, elle vainc sans aucun mal cette partition dont elle ne fait qu’une bouchée pour mieux nous la livrer. Quant à Justin Hopkins, il est un Publio grave et neutre, comme détaché de tout en bon exécutant qu’il est.
Celle qui se hisse au sommet de la distribution est peut-être la mezzo-soprano Maria Kataeva dont le Sesto prend de l’ampleur jusqu’à occuper par sa simple présence toute la scène. La rondeur de la voix, sa douceur, ses accents douloureux, les couleurs qu’elle déploie, la projection ample... tout se rejoint dans un faisceau lumineux éblouissant.
A la tête de l’Orchestre de la Suisse Romande, Tomáš Netopil en tire le meilleur et fait briller tout l’éclat de la fosse, laissant la partition miroiter dans un bel équilibre entre les pupitres mais aussi avec la scène. Le Chœur du Grand Théâtre de Genève (préparé par Mark Biggins) s’avère lui aussi à la hauteur de l’événement malgré ses courtes interventions.
Au final, cette Clémence de Titus est une œuvre d’art qui a tendance à peut-être empiéter sur celle qu’elle est censé servir. De nombreuses interventions de Milo Rau desservent l’œuvre de Mozart, mais elles touchent et bouleversent. La musique demeure néanmoins une source de joie grâce à la fosse, la direction et le plateau qui, tous, parviennent à servir aussi bien la vision du metteur en scène que l’opéra. Reste à savoir si, en jouant ainsi avec les limites de la représentation, c’est bien toujours une Clémence de Titus que le Grand Théâtre propose.
Elodie Martinez
(A Genève le 16 octobre 2024)
La Clémence de Titus, au Grand Théâtre de Genève jusqu'au 29 octobre 2024.
18 octobre 2024 | Imprimer
Commentaires