La Force du Destin à L'Opéra de Lyon : les magistraux adieux de Rustioni

Xl_2025laforcedudestin1pg___jeanlouisfernandez_12 © Jean-Louis Fernandez

Vendredi marquait le coup d’envoi du festival 2025 de l’Opéra de Lyon, sous le thème « Se saisir de l’avenir ». Afin d’entrer dans le vif du sujet, la maison propose une œuvre dans laquelle le Destin rattrape toujours ses proies et donc où l’Avenir est tracé, quoi que puissent faire les personnages. Il s’agit bien entendu de La Force du Destin de Verdi, dans une nouvelle mise en scène signée Ersan Mondtag, dont la patte esthétique a déjà plu à diverses occasions à notre collègue Thibault Vicq.

Pour notre part, nous restons quelque peu circonspecte face au travail scénique. Loin d’être hors-sujet ou même un supplice à regarder, on ressort en se disant pourquoi pas... et en même temps, pourquoi ? Le metteur en scène semble avoir travaillé sur les décors en premier lieu, au détriment de la direction d’acteurs et au risque de confondre « visible », « lisible », et parfois « risible » (lorsque Leonora et Don Alvaro tentent de s’enfuir dans un wagon sur rails). Quant à l’accoutrement des femmes, entre religieuses et couvre-chef façon oreilles de lapin Playboy – davantage que certaines coiffes religieuses qui pourraient s’y apparenter –, on ne cherche finalement plus vraiment à comprendre tout en tâchant de faire abstraction du ridicule, y compris lorsque Leonora arrive avec un « chapeau » similaire mais en tenue rouge – pour une référence à La Servante écarlate ? Qui sait...

La Forza del Destino, Opéra de Lyon (2025) © Jean-Louis Fernandez
La Forza del Destino, Opéra de Lyon (2025) © Jean-Louis Fernandez

Pour autant, on comprend le pouvoir terrifiant et malsain du père de Leonora dans cette immense maison-prison-usine d’armement du premier acte, tandis que la gestuelle des solistes nous laisse penser confusément que la jeune fille craint le marquis, voire que celui-ci peut être incestueux. La laideur des murs aux allures dessinées reflète ainsi celle plus humaines de la société qu’ils renferment. La guerre est ainsi omniprésente dès l’ouverture, avec la fabrication de missiles ainsi que les soldats aux costumes théâtraux.

Le deuxième acte laisse voir un décor unique, faisant tout de suite penser au Dia de los Muertos (le Jour des Morts), cette fête mexicaine qui célèbre les morts. De grands crânes – toujours dans une esthétique de dessin et non de réalisme – servent notamment de colonnes, les murs sont recouverts d’illustrations grossières de morts, de corps sans vie, de décapitations et autres « joyeuseries » de la guerre. Débarque alors le chœur, dans des costumes moyenâgeux – pourquoi ? Est-ce la vision qu’on les gens de pouvoirs sur la basse populace inintéressante ? – se mêlant aux soldats aux tenues modernes avec pantalon à la coupe nazi et épaulettes exagérément larges. L’esplanade sur laquelle Leonora rencontre Melitone et le Père Gardien est en réalité le même endroit, quelques chaises ayant été rangées.

La Forza del Destino, Opéra de Lyon (2025) © Jean-Louis Fernandez
La Forza del Destino, Opéra de Lyon (2025) © Jean-Louis Fernandez

Place au troisième acte au décor le moins lisible de tous : un hôpital de fortune dans des ruines apparemment d’un théâtre – avec ses rangés de fauteuils certainement invisibles à toute une partie du public – censées « (rappeler) l’horreur de Marioupol en 2022 » selon les notes de salle. Finalement, retour à la place macabre débarrassée de son balcon et de ses colonnes de crânes pour le dernier acte.

Soit. C’est imposant, tout ceci occupe bien la scène, mais pourquoi ? Tout semble gratuit, sans intention précise. Aucune note du metteur en scène ni aucun entretien ne viennent éclaircir cette vision, donnant l’impression qu’il n’y a finalement pas de ligne directrice. Néanmoins, cela n’entrave pas pour autant la lisibilité de l’œuvre, ce qui est déjà bien compte tenu des scénographies parfois ubuesques auxquelles nous avons parfois droit. L’œil peut s’occuper, sans forcément entraver la compréhension ni l’enrichir.

Le plaisir de la soirée réside avant tout dans la fosse, où Daniele Rustioni fait des adieux magistraux au public – il ne dirigera effectivement aucune des deux dernières productions de la saison. La partition respire, resplendit, s’assombrit, voyage, vit pleinement sous la baguette experte. Elle n’a plus un rythme mais un pouls. Les nuances sont si riches qu’elles en deviennent presque des couleurs à part entière. Tout coule de source, tout est mesuré, maîtrisé, sans jamais perdre de la vie qui bat ici dans chaque ligne de notes. On voit presque physiquement ce tourbillon musical du thème présent dès l’Ouverture, hantant la partition jusqu’à la fin. En entendant de telles prouesses, on prend conscience que la direction musicale n’est pas qu’un travail : elle est véritablement un art lorsqu’elle atteint un tel niveau. Ce dernier ne serait naturellement pas possible sans l’immense talent de l’Orchestre de l’Opéra de Lyon, attentif à chaque geste, à chaque souffle, à chaque note, offrant de son souffle pour faire battre les poumons de la partition.

Jenny Anne Flory (Curra), Riccardo Massi (Don Alvaro) et Hulkar Sabirova (Leonora), La Forza del Destino, Opéra de Lyon (2025) © Jean-Louis Fernandez
Jenny Anne Flory (Curra), Riccardo Massi (Don Alvaro) et Hulkar Sabirova (Leonora), La Forza del Destino, Opéra de Lyon (2025) © Jean-Louis Fernandez

Sur scène, Hulkar Sabirova incarne Leonora – à la place d’Elena Guseva initialement annoncée – d’une voix que l’on n’a pas l’habitude d’entendre dans ce rôle : bien que colorée, ample, large et maîtrisée, elle pourrait encore gagner en nuances afin d’atteindre les émotions du chant. Une amélioration possible qui n’entache en rien le bonheur global de la soirée, son héroïne s’avérant tout à fait convaincante face au Don Alvaro de Riccardo Massi dont la voix solaire sert le personnage de l’amoureux malheureux. Il renferme dans sa ligne de chant les subtilités du personnage, fougueux, blessé, mélancolique...

Toutefois, Ariunbaatar Ganbaatar se hisse au-dessus du plateau en Don Carlo di Vargas : magistral, il donne une véritable leçon de chant en déployant une ligne intense, ardente, puissante sans jamais perdre de son expression vivace. Les couleurs miroitent, dansent avec une aisance déconcertante, tandis que le jeu de l’acteur s’ancre dans son interprétation globale, sans aucune fausse note. Un nom sur lequel il faudra indéniablement compter ! Le public ne s’y trompe pas d’ailleurs et lui réserve les applaudissements les plus chaleureux de la soirée, au coude à coude avec le chef et l’orchestre.

Riccardo Massi (Don Alvaro) et Ariunbaatar Ganbaatar (Don Carlo di Vargas), La Forza del Destino, Opéra de Lyon (2025) © Jean-Louis Fernandez
Riccardo Massi (Don Alvaro) et Ariunbaatar Ganbaatar (Don Carlo di Vargas)La Forza del Destino, Opéra de Lyon (2025) © Jean-Louis Fernandez

Dans les rôles secondaires, on note d’abord le Père gardien luxueux de Michele Pertusi, à la projection ample et soignée, délivrant un chant noble qui sied à merveille au personnage. Le Melitone de Paolo Bordogna perd ici quelque peu de son comique pour devenir plus sérieux, mais la qualité de la voix reste indéniable, offrant là aussi un chant très plaisant à entendre. Maria Barakova est pour sa part une Preziosilla séduisante et sympathique, mais la voix peut encore gagner en légèreté et en souplesse. Le Marquis de Calatrava de Rafał Pawnuk semble vite fatiguer mais reste suffisant pour la brièveté du rôle, tandis que Francesco Pittari est un Maître Trabuco convaincant.

Hugo Santos et Jenny Anne Flory, tous deux actuellement au Studio de l’Opéra, s’acquittent des rôles de l’Alcade / le Chirurgien et de Curra. Celle-ci déploie par ailleurs une belle ligne de chant expressive que l’on attend de retrouver dans de futures productions. N’oublions pas enfin les chœurs de l’Opéra de Lyon, superbes de bout en bout, homogènes, puissants et uniformes dans la diction travaillée qu’ils offrent. L’investissement sur scène est lui aussi toujours présent, offrant des déplacements naturels, sans impression de mouvements feints.

Au final, la mise en scène nous laisse dubitatif : c’est imposant, c’est baroque... et ensuite ? Heureusement, si aucune ligne claire ne se dégage de celle-ci, la fosse prend le relai pour un renouvellement perpétuel de bonheur dans une interprétation offrant tout le relief de la soirée, appuyé également par les voix des solistes et des chœurs. On retiendra donc avant tout la révélation d’Ariunbaatar Ganbaatar et ce magistral adieu musical du chef qui, à n’en pas douter, aura toujours sa place dans le cœur du public lyonnais.

Elodie Martinez
(Lyon, le 14 mars 2025)

La Forza del Destino à l'Opéra de Lyon jusqu'au 2 avril 2025.

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