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Comme annoncé dernièrement dans nos colonnes, l’Opéra de Lausanne propose actuellement une nouvelle production de Mitridate – ensuite reprise en avril à Montpellier – signée par Emmanuelle Bastet et marquée par une ribambelle de premières fois, entre premières venues et prises de rôles.
Bien que n’étant pas rare, l’œuvre de Mozart n’est pas non plus couramment donnée – cette production marque d’ailleurs son grand retour à Lausanne après environ 40 ans d’absence – mais demande aux solistes une certaine virtuosité. Il faut donc parvenir à réunir un plateau à la hauteur de l’ambition musicale de la partition, ce qu’a parfaitement réussi à faire la maison lausannoise, tout en offrant une distribution dans laquelle tous les solistes offraient ce soir-là leurs prises de rôles ainsi que leurs débuts sur cette scène, à l’exception du rôle-titre !
Mitridate, Opéra de Lausanne (2025) © Carole Parodi
Dans celui-ci, Paolo Fanale fait montre d’une belle ligne de chant chatoyante, colorée, solaire, aux accents tyranniques et autoritaires que réclame son personnage. Bien que le ténor se perde parfois dans un chant davantage bel cantiste que mozartien, il ne perd à aucun moment de sa verve et son jeu d’acteur est irréprochable. Ici, on ressent une atmosphère de violence et de terreur qui le précède et le suit, tandis qu’une fiole qu’il sort de sa poche laisse penser à un penchant pour la boisson qui expliquerait ses excès de fureur. Cela demeure assez marqué pour être vu, mais assez subtile pour ne pas devenir caricatural ni prendre l’ascendant sur la mise en scène – à moins que cela ne soit un clin d’œil au poison qu’il s’inflige de lui-même, bien que ce dernier soit contenu dans une autre fiole comme on pourra le voir à la fin de la soirée.
Son premier fils, Farnace, est interprété par la contralto Sonja Runje dont le timbre profond pare les difficultés de la partition. La palette de sa voix lui permet d’atteindre sans difficulté apparente les graves comme les aigues, sans non plus marquer de « cassure » dans la voix comme ça peut parfois être le cas. La couleur ambrée qui se dégage du timbre permet une profondeur crépusculaire. Toutefois, l’excellence des autres solistes fait remarquer le manque de naturel de son jeu, parfois légèrement trop théâtral, surtout en comparaison avec les leurs. Quant à Nicolò Balducci, il est un magnifique Arbate, à la voix claire et légère, aussi musicale dans l’exercice de l’air que du récitatif. Marionnettiste de l’ombre, il sait son pouvoir dans les coulisses du palais. La projection est excellente sans être excessive et l’on savoure chacune de ses interventions. L’Ismene d’Aitana Sanz s’avère à la fois grave et légère, enfantine et sage, d’une grandeur d’âme qui se révèle après la trahison de celle qu’elle considérait comme son bien aimé. Le tout porté par un chant solide qui permet de traduire les différents élans de la princesse éconduite. Bien que brève, l’intervention de Remy Burnens en Marzio n’en est pas moins convaincante et le ténor parvient à imposer son personnage et la psychologie de celui-ci en un temps record.
Lauranne Oliva (Aspasia) et Athanasia Zöhrer (Sifare), Mitridate, Opéra de Lausanne (2025) © Carole Parodi
Toutefois, si toute la distribution mérite une pluie d’éloges, le couple Aspasia-Sifare formé par Lauranne Oliva et Athanasia Zöhrer atteint des sommets vertigineux. L’alchimie entre les deux sopranos est tout simplement phénoménale et confondante de vérité. On reste pantois devant ces actrices plus convaincantes que certaines sur grand écran... La tendresse, l’affection, l’amour de leurs personnages devient le leur le temps de la soirée. Les regards sont d’une rare expressivité, et plus particulièrement peut-être ceux de Lauranne Oliva. Mais au-delà du jeu bluffant qu’elle partage, le chant nous transporte lui aussi. Perdue entre son devoir, l’interdiction de cet amour, et ses sentiments, cette Aspasia trouve toutes ses dimensions profondes et légères dans une ligne de chant et une technique impeccables, modulée et modérée, aux reflets infinis. Les élans du cœur s’allient à ceux de la voix gracile et solide de la première soprano, et la seconde possède les mêmes mérites avec un timbre plus profond, plus dramatique qui ne la prive pas pour autant d’envolées plus légères.
La terreur du petit garçon qui demeure en Sifare transparaît avec un naturel déconcertant. Athanasia Zöhrer parvient à traduire l’enfance enfouie où siège la fragilité du jeune homme, mais aussi toute la douceur et la tendresse d’un amour sincère et sans borne face à Aspasia. Il y a parfois des évidences vocales ou scéniques qui font briller les yeux ou les oreilles. Ici, ces évidences se rejoignent en une seule avec ce couple/duo que l’on ne peut qu’espérer voir à nouveau réuni sur scène ; toutefois, l’investissement dont les deux sopranos font preuve encourage à les suivre également chacune indépendamment l'une de l’autre pour voir si l’alchimie de cette soirée était unique ou si les talents sont tels qu’elles parviennent à la recréer quel que soit le ou la partenaire.
Lauranne Oliva (Aspasia) et Athanasia Zöhrer (Sifare), Mitridate, Opéra de Lausanne (2025) © Carole Parodi
À n’en pas douter, la direction d’acteur millimétrée d’Emmanuelle Bastet n’est pas étrangère à cette impressionnante réussite. Il faut néanmoins bien cela pour que fonctionne la mise en scène globale qui, finalement, repose énormément sur les interprètes. Le décor unique, neutre et atemporel ne transporte nulle part, si ce n’est dans l’intériorité du drame. Quatre escaliers seront tirés, rentrés, plus ou moins apparents sur scène. Sous l’un deux, une arche sert de passage ou de geôle selon les besoins. Deux fauteuils et une table, ainsi qu’une sorte de plafonnier permettront de créer un salon, et des rideaux de fils du même bleu que le reste de la scène serviront pour voiler ou dévoiler ce qui se passe sur scène. Nous lèverons ainsi le voile sur certains inconscients des personnages qui se cachent des vérités, aux autres ou à eux-mêmes. Le mur du fond se révèlera moins lisse lors du dernier acte, révélant une ultime ouverture. Comme si l’on creusait au plus profond des personnages jusqu’à l’ultime vérité : la nature de Farnace n’est finalement pas celle d’un traître, l’amour entre Sifare et Aspasia est constant et vrai, Mitridate est, aux portes de la mort, un père avant d’être un roi tyrannique. Pourtant, quand la lumière s’éteint, chacun est disposé loin des autres sur scène, comme si la solitude malgré l’union que permet la situation.
Citons par ailleurs les lumières de François Thouret qui permettent d’offrir toutes ses dimensions aux décors – y compris de faire apparaître et disparaître des personnages – tandis que ces derniers, signés Tim Northam, mettent en avant un bleu phtalocyanine, « un pigment qui peut, selon les éclaitages, aller vers l’outremer ou vers un troublant noir bleuté, tout en conservant une arrière teinte violette ». Une couleur unie qui révèle finalement bien des complexités, à l’égard des personnages qui évoluent dans ce décor.
Mitridate, Opéra de Lausanne (2025) © Carole Parodi
Ultime délice, et non des moindres, la direction d’Andreas Spering à la tête de l’Orchestre de Chambre de Lausanne. Si le chef faisait lui aussi ses débuts à l’Opéra de Lausanne, la rencontre semble être un coup de foudre ! Il tire de l’ensemble son meilleur, dans une direction fluide et végétale qui coule de source : les cordes pincées sonnent à merveille dès l’ouverture, les vents s’élèvent parmi elles comme pousse les roseaux avant de se nouer tels des lierres s’entrelaçant. L’harmonie globale est un plaisir sans fin de la première à la dernière note, et le chef demeure à l’écoute de la scène, modérant les pupitres pour que chacun puisse briller, voix comme instruments. L’équilibre des saveurs est à la limite d’une synesthésie artistique dont on se délecte jusqu’à la moindre miette musicale.
Au final, si la mise en scène reste relativement neutre, elle laisse le public apprécier l’œuvre et ses multiples recoins, tout en offrant avec subtilité quelques légers guides de lecture. La grande force de la production réside dans la fosse dirigée par Andreas Spering ainsi que dans sa distribution impeccable et plus particulièrement son couple central incarné avec un incommensurable talent par Lauranne Oliva et Athanasia Zöhrer. Il serait bien cruel pour les oreilles et l’âme de se priver d’une telle expérience s’il est possible d’y assister !
Elodie Martinez
(Lausanne, le 23 février)
Mitridate à l'Opéra de Lausanne jusqu'au 2 mars, puis à l'Opéra de Montpellier du 8 au 12 avril.
25 février 2025 | Imprimer
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