En pouvant rouvrir aujourd’hui seulement, l’Opéra-Orchestre national de Montpellier voit sa production de Werther amputée de deux dates sur trois pour le public. Fort heureusement, la date de demain jeudi 20 mai a été maintenue, de même que la captation qui a eu lieu hier. Nous avons pu assister à cette dernière, en retrouvant avec joie la très belle mise en scène de Bruno Ravella, et en découvrant avec un plaisir immense la première Charlotte de Marie-Nicole Lemieux.
Mario Chang (Werther) ; © Marc Ginot
Mario Chang (Werther) ; © Marc Ginot
Il est vrai que nous gardions un très beau souvenir de la mise en scène vue à Nancy en 2018 : romantisme, perspective, nature, pénombre… Les lumières de Linus Fellboom semblent encore davantage travaillées, et l’on remarque les jeux d’ombres se reflétant sur les murs pour les entrées et sorties des personnages. C’est également le cas pour Werther, partagé entre ses sentiments tandis que ses ombres se reflètent sur les deux murs de la pièce. L’impression de tableau est également très forte, dès le lever de rideau, participant à la réussite globale de la soirée. On plonge alors dans une représentation picturale : lorsque le temps se fige pour Charlotte et sa famille, on saisit le tableau que se peint Werther qui, lui, continue à se muer sur scène durant son air. On prend plaisir à voir évoluer cette toile narrative, qui s’anime également grâce au jeu des interprètes. L’échange de regards entre Charlotte et Werther avant leur danse au premier acte, alors qu’Albert est rentré mais que tous deux l’ignorent, fige le temps. Nous embrassons avec eux cette parenthèse contemplative, suivie par un très beau moment d’échange qu’introduit « Il faut nous séparer ». Quant aux costumes, on note que ceux de Werther et de Charlotte sont assortis à l’acte II, justement lorsqu’ils décident de se séparer. Ainsi que nous l’avions déjà noté en 2018, la mise en scène – sur laquelle nous ne reviendrons pas davantage et pour laquelle nous renverrons le lecteur à la chronique d'alors – demeure le socle à la fois discret et solide qui permet à la magie et au talent des artistes d’opérer. Une interrogation demeure cependant : alors que Werther meurt, les deux amants se tiennent loin l’un de l’autre et ne se regardent pas. Est-ce à dire que leur amour, devenu transcendent, dépasse la scène que nous voyons pour s’inscrire dans un espace qui nous demeure invisible, et dans lequel Charlotte pourra à l’avenir retrouver le souvenir de celui qu’elle aime ?
Côté distribution, la production est magistralement servie par le trio formé par le bailli, Albert, et surtout Charlotte. Si si l'on ne doute pas du talent de Marie-Nicole Lemieux (avec qui nous échangions dernièrement au sujet de cette prise de rôle), nous ne nous attendions pas à être tant saisi par sa prestation. Elle qui disait avoir peur de décevoir dépasse toutes les attentes et offre, pour sa première Charlotte, une interprétation tout bonnement anthologique. Difficile d'imaginer en quoi elle pourrait être améliorée : la diction et la projection sont au rendez-vous, avec une voix puissante tant dans les aigus que dans les graves – ce qui est extrêmement appréciable – mais qui sait aussi se moduler pour offrir un son plus doux. L’amplitude couverte l’est avec une justesse de tous les instants, et participe grandement à ce beau moment – notamment dans l’échange « Il faut nous séparer » évoqué plus haut. Les notes les plus hautes alternent avec les plus basses dans un ballet somptueux, à la lueur d’une couleur ambrée rayonnante et de velours plus chauds encore.
Marie-Nicole Lemieux (Charlotte) ; © Marc Ginot
Quant à l’incarnation et au jeu, Marie-Nicole Lemieux est Charlotte, de ses débuts guillerets, légers, lumineux et pétillants à sa fin plus sombre et profonde, en passant par sa prise de conscience, son amour ou son sens du devoir. C’est avec un immense talent qu’elle offre au personnage une réelle évolution, sans anticiper la fin tragique de l’œuvre. Technique et interprétation se servent ainsi mutuellement, comme lorsque Charlotte crie pour interpeller sa sœur « avec élan », ainsi qu’il est écrit dans le livret : ce cri, surgi du plus profond de son être, presque hurlé, semble traduire les mots indicibles de Charlotte qu’elle place dans ce « Ah » qui veut tant dire. Sans un mot, elle parvient à transmettre de profondes émotions, comme lorsqu’elle remet les pistolets à l’acte III. Ainsi, avec un profond et scrupuleux respect du livret et de ses indications, elle donne non seulement corps, mais aussi âme à cette Charlotte dont on gardera un souvenir précieux.
Jérôme Boutillier (Albert) et Marie-Nicole Lemieux (Charlotte) ; © Marc Ginot
Toutefois, si la cantatrice marque les esprits, elle n’est pas seule à mériter des éloges. L’Albert de Jérôme Boutillier est lui aussi grandiose, avec une profondeur, une projection et une prononciation exemplaires. Une chaleur douce se dégage de son interprétation dans ses élans amoureux et bienveillants des deux premiers actes, tandis que la froideur s’installe après son « Il l’aime » en fin du deuxième acte. Lui aussi parvient à faire évoluer son personnage avec naturel, et se révèle un Albert de haute volée et d’une grande justesse, mettant le personnage au premier plan. On se souviendra de la manière déchirante avec laquelle il s’effondre au sol une fois Charlotte partie, froissant la lettre de Werther, foudroyé par le chagrin et submergé de sanglots. Ni trop, ni pas assez : la déchirure du personnage est poignante. Comment ne pas s’interroger, en tournant ses pensées vers ce moment, à l’avenir de ce couple qui devra vivre avec l’ombre de Werther ?
Marie-Nicole Lemieux (Charlotte) et Mario Chang (Werther) ; © Marc Ginot
Werther, Opéra Orchestre de Montpellier ; © Marc Ginot
Ce dernier apparaît sous les traits de Mario Chang, ténor guatémaltèque que le public français ne connaît pas encore beaucoup. Une découverte intéressante, même s’il est vrai qu’il est difficile de s’imposer face à ces deux collègues. On regrette néanmoins une diction pas toujours au rendez-vous, et un Werther moins consistant que ce que l’on espèrerait, ou du moins trop bridé. En effet, si la projection est claire et se laisse parfois aller à des élans bienvenus, le chanteur donne l'impression d'être encore trop dans la concentration et dans la partition pour pouvoir se laisser aller et offrir un Werther plus charismatique. Le résultat n’en demeure pas moins très agréable, et laisse place à de véritables moments romantiques, voire de grâce, sans oublier qu’il est un partenaire de jeu sur lequel peuvent s’appuyer les autres interprètes afin de briller et donner vie à leurs personnages.
De son côté, bien que le personnage soit plus secondaire, le bailli de Julien Véronèse impressionne, entre parfaite diction et déclamation parfaitement audible malgré une tessiture et des notes qui pourraient excuser un léger effacement face à la puissance d’un orchestre. Il n’en est rien ici, malgré la disposition de ce dernier dans la salle (nous y reviendrons). Son rôle de patriarche s’appuyant sur sa fille pour tenir la maison laisse aussi place à une dimension plus nuancée dans sa relation avec Johann (Matthias Jacquot) et Schmidt (Yoann Le Lan). Les deux compères affichent une belle connivence dans leur légèreté, bien éloignée des tracas des personnages principaux, malgré un léger manque de régularité dans la projection. Et Pauline Texier est une Sophie pleine de fraîcheur : après des premières notes touchées par le stress, laissant entendre une prononciation moins précise que celle de son père, elle se libère et offre une voix claire dans une ligne de chant plus assurée. Sa Sophie s’avère finalement très convaincante et fait oublier ce doute des premiers instants.
Werther, Opéra Orchestre de Montpellier ; © Marc Ginot
Mesures sanitaires obligent, l’Opéra de Montpellier a été contraint de s’adapter, non seulement pour le public mais aussi pour ses musiciens, contraints de quitter la fosse pour respecter les distances en vigueur. Le parterre a donc été débarrassé en grande partie de ses sièges et le sol de la fosse a été remonté afin de placer les musiciens dans ce nouvel espace. On pourrait alors presque parler d’un « mal pour un bien » tant le résultat acoustique est convaincant : placé au centre de ses musiciens, le chef Jean-Marie Zeitouni veille à chaque pupitre et dirige d’une main de maître l’Orchestre national Montpellier Occitanie. Se tournant sans cesse pour balayer du regard tous les côtés, il mène son ensemble comme s’il n’était qu’un seul instrument dont le son emplit et occupe chaque recoin de la salle, libéré de ses obstacles habituels, faisant légèrement vibrer le sol qu’il imprègne de toute sa musicalité dans les passages les plus sonores. Se balançant au gré de la partition, laissant ses lèvres bouger au rythme du livret qu’il semble connaître par cœur, il tire le meilleur de la phalange montpelliéraine.
En maintenant sa dernière date de représentation, l’Opéra fait un véritable cadeau au public qui ne s’y est pas trompé en se précipitant à l’ouverture de la billetterie au point de remplir à une vitesse folle la jauge autorisée. Et en captant cette production, la maison va plus loin en faisant aussi un cadeau à un public plus large en immortalisant ainsi la première Charlotte de Marie-Nicole Lemieux qui restera inoubliable et exemplaire.
Elodie Martinez
(Opéra de Montpellier, le 18 mai 2021)
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