Pour son ouverture de saison lyrique, l’Opéra national de Lyon frappe fort en proposant Wozzeck, dans une mise en scène signée par son directeur, Richard Brunel. Si la distribution plus qu’alléchante et la direction musicale de Daniele Rustioni tiennent toutes leurs promesses, on s’interroge davantage sur la scénographie proposée. En effet, si sa Madame Angot ne nous avait pas vraiment convaincue, son Wozzeck n'y parvient malheureusement pas davantage.
Là encore, Richard Brunel propose une vision intéressante sur le papier : nous inviter dans un univers à la Truman Show, notamment avec ce dispositif de spot lumineux au bout d’un bras robotisé au plafond, au centre de la scène. Le dispositif est techniquement impressionnant et l’objet devient presque un personnage – il n’hésitera pas à saluer d’ailleurs lors des saluts. Le concept est intéressant, mais finalement assez peu lisible, comme à peine suggéré. C’est dommage, car cela aurait pu devenir un véritable fil conducteur et une colonne vertébrale sur laquelle appuyer la vision globale. Certes, le tambour-major installe une caméra de surveillance chez Marie, mais finalement, il n’y a pas d’explication claire à son geste. L’idée également de donner cette importance au repas en famille est bien trouvée : « j’ai attribué au repas une fonction matricielle. Les personnages ne parviennent jamais à faire famille, à s’installer ensemble pour manger ». L’image de l’enfant qui s’attable entre les deux cadavres de ses parents à qui il met leurs assiettes est particulièrement marquante et triste. Finalement, ce n’est que morts qu’il peut les avoir ensemble à ses côtés, dans un intérieur qui s'apparente à une boîte dans une boîte, un « chez soi » enfermé dans un lieu médical / hangar militaire plus vaste.
Wozzeck, Opéra de Lyon (2024) © Jean-Louis Fernandez
L’actualisation dans un univers contemporain fonctionne bien sûr, avec ce sac de pharmacie que transporte sans cesse Wozzeck, rappelant l’expérience médicale à laquelle il participe – après avoir pris la place du candidat sélectionné pour gagner un peu d’argent. La pauvreté transpire à chaque instant dans cette mise en scène sans pour autant sombrer dans le pathos. Quant à l’ajout d’un prêtre (le premier apprenti) parmi les personnages, il est intelligent et bienvenu, donnant à toutes les références religieuses de l’œuvre un corps dans lequel s’incarner, les faisant d’autant plus briller.
Avec toutes ces belles idées, pourquoi ressortons-nous finalement mitigé de la salle ? Outre le fait que Richard Brunel semble ne pas oser aller au bout de sa proposition initiale, il faut bien admettre que ce que l’on voit sur scène n’éclaire pas vraiment le livret : un spectateur ne connaissant pas l’œuvre peut facilement se perdre dans la narration scénique qui ne reflète pas celle du texte. Ainsi, point de barbier, point de forêt (mais un abribus) et point d’étang... On est vite confus entre tous ces repères qui ne s’imbriquent pas les uns dans les autres, ni ne se complètent. Finalement, le féminicide arrive sans raison marquée – les hallucinations de Wozzeck n’étant pas non plus clairement établies – et se déroule en partie hors de vue, derrière le mur de la cuisine. Là aussi, le metteur en scène semble ne pas avoir osé aller jusqu’au bout de ce geste violent avec un égorgement atténué par une visibilité partielle.
En fosse, nulle demi-mesure pour notre grand plaisir. Daniele Rustioni dirige son premier Wozzeck avec l’assurance et la minutie d’un chef expérimenté. La partition, pourtant difficile, est ici menée de main de maître, avec une attention absolue envers chaque pupitre, une tension de chaque instant pour une musique qui s’immisce, s’exprime, hurle sans jamais prendre le dessus, est présente sans pour autant prendre plus de place qu’il ne faut, existe en permettant aux personnages d’exister... L’équilibre ténu est maintenu avec une main de fer dans un gant de velours par le chef qui permet à l’Orchestre de la maison de faire entendre le meilleur de lui-même.
Wozzeck, Opéra de Lyon (2024) © Jean-Louis Fernandez
Sur scène, Stéphane Degout retrouve le rôle-titre qu’il a déjà interprété à Toulouse en 2021 et n’appelle que des éloges. La projection et la ligne de chant sont solides, projetées avec art et soin, se jouent des difficultés de la partition. Le baryton clame sans crier, mais ne perd jamais de vue la théâtralité et le jeu de son personnage : homme pauvre, il semble perdu d’un bout à l’autre de la pièce mais voyage dans les nuances de la perdition. Il obtient un triomphe mérité au moment des saluts. Ambur Braid s’empare quant à elle du rôle de Marie avec un naturel nonchalant et toute l’ambiguïté qui sied à cette femme : attachée à Wozzeck, mais succombant sans mal au tambour-major, elle n’en oublie pas pour autant d’être mère. La voix est profonde et charnue, les aigües décollent mais le chant reste pour autant bien attaché à ses racines solides. Robert Watson offre son timbre lumineux au tambour-major, dont le jeu ne tombe jamais dans le vulgaire dans cette atmosphère pauvre, tandis que Thomas Faulkner est un Docteur déterminé, à la voix assurée et au registre posé. On notera particulièrement le Capitaine de Thomas Ebenstein qui traduit bien le caractère un peu criard du personnage sans pour autant travestir sa voix et en sachant la moduler selon les libertés – restreintes – que lui offre sa partition. Il montre une figure militaire mais surtout dynamique et se hisse particulièrement haut parmi les personnages secondaires. On n’oublie pas non plus le prêtre éclairé de Hugo Santos, ainsi que le Ministre d’Alexander de Jong, Andrès de Robert Lewis, Margret de Jenny Anne Flory ou encore le Fou de Filipp Varik. Quant au Chœur de la maison, préparé par Benedict Kearns, il poursuit dans la lignée du très haut niveau qui le caractérise en offrant une belle homogénéité et unité dans ses voix.
Avec ce Wozzeck, l’Opéra de Lyon frappe fort musicalement, mais ne convainc pas visuellement : la proposition n’est d’un côté pas assez radicale pour un parti pris fort malgré des ébauches prometteuses, et d’un autre pas assez conventionnelle pour coller au livret avec exactitude. Il n’en demeure pas moins que cette production reste une ouverture de saison fracassante et prometteuse.
Elodie Martinez
(A Lyon, le 2 octobre 2024)
Wozzeck à l'Opéra de Lyon jusqu'au 14 octobre 2024.
04 octobre 2024 | Imprimer
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