Le grand œuvre haendélien, Theodora, est donné à Covent Garden depuis le 31 janvier jusqu’au 16 février, dans la mise en scène de Katie Mitchell, avec notamment Julia Bullock, Jakub Jozef Orlinski, Joyce DiDonato. Des critiques diverses en sont disponibles, plus ou moins louangeuses, dont beaucoup s’accordent à pointer un décalage saisissant entre cette musique de Haendel au XVIIIème siècle et cette histoire moderne qui tente de l’amener jusqu’à nous. Au point que l’une d’entre elles déclare que ce spectacle serait comme un film dont la bande-son n’aurait rien à voir avec lui.
Peut-être est-ce relativement exact, et peut-être d’ailleurs est-ce assumé par la production ?
Dans ce cas pourquoi pas ? On peut savoir gré à ceux qui comme Katie Mitchell rendent vie en ce lieu, dans cette formidable institution musicale, à une musique qui n’y a pas résonné depuis qu’elle y fut créée par son auteur, en 1750. Une telle intention nous fait mesurer parfois combien une grande musique est un son qui se promène grâce à ceux qui le jouent, tout comme les mots et les concepts du langage se promènent à la faveur de ceux qui les énoncent et les représentent. La force musicale de cette œuvre la fait sentir dans ce sens, outre l’entendement habituel qui en fait légitiment le produit exceptionnel d’un artiste exceptionnel. Théodora donc, que Haendel dit-on affectionnait, vient jusqu’à nous dans une mise en scène qui est annoncée féministe, mais le livret de Thomas Morell de 1749, d’après R. Boyle et d’après Corneille, et d’après le vœu de Haendel donc, l’était déjà ô combien.
La légende de Théodora et Didymus, amoureux et martyrs de la cause chrétienne sous l’occupant romain – cet officier romain ayant rallié la cause et l’amour, la cause de l’amour, en manifestant un héroïsme encore plus grand que sa compagne – est connue à partir du IVème siècle, déplacée d’Alexandrie à Antioche, haut lieu de la Chrétienté et de la résistance à l’empire. Cette Antioche est connue pour la mission de Paul de Tarse qui y prit son envol, et pour sa révolte contre les statues impériales, durement sanctionnée, avant qu’un tremblement de terre n'achève la destruction de sa splendeur. C’est d’ailleurs également un tremblement de terre qui contribua à l’échec historique de la création de la Théodora de Haendel à Covent Garden, avant que la cécité n’arrête définitivement le labeur si fécond du compositeur.
(Septimius) Ed Lyon, (Valens) Gyula Orendt, (Didymus) Jakub Józef Orlinski, (Theodora) Julia Bullock ROH Theodora 2022, © Camilla Greenwell
Aucun féminisme aujourd’hui ne renierait cette légende, sans qu’il soit besoin de lui ajouter le maniement de bombes et de pistolets par nos héros radicalisés en cuisine, ni de jubiler à l’idée éventuelle qu’ils aient avant de mourir tué leurs bourreaux – quoique ces ajouts comiques de Katie Mitchell visent à servir une juste cause, encore actuelle. Ce héros romain qui fait fi de l’opinion de son camp pour soutenir et adhérer à la cause de sa belle qu’il prend pour guide n’est-il pas déjà l’ange d’une révolution éternelle ? Théodora n’est-elle pas déjà empreinte de ce féminisme profond qui fait parfois d’un couple d’amants le sol naturel de sa révolution dans un contexte où le patriarcat romain n’avait pas l’habitude de plaisanter avec le bon ordonnancement des choses et des sexes ? N’est-il pas déjà profondément féministe, ce drame qui dans le livret même de Morell consiste à échanger les vêtements entre l’homme et la femme pour la sauver de la prostitution, fût-elle consacrée à Vénus, qui la menace ?
A l’acmé de ce propos, la scène de la maison close, au deuxième acte, animée par un chant sublime, met en scène, habillé d’une robe pailletée, d’une perruque blonde et muni de talons hauts, le Jakub Jozef Orlinski-Didymus de Katie Mitchell effectuant par trois fois, pour imiter les pensionnaires du lieu, une pole dance hypnotique qui devient le mot même du désespoir. Ses gestes pathétiques autant que gracieux achèvent de lui faire boire jusqu’à la lie le calice du travestissement qu’on lui fait incarner. Scène poignante où la beauté musicale vient faire trembler l’excès qu’on nous montre, nous mettant sur le bord d’osciller entre un refus indigné et un consentement épuisé à cet extrême qui fait se lever une grâce infinie du sein même de l’abjection.
Dans tout cela, une musique exceptionnelle nous tient, qui loin d’être une simple bande-son est un texte venu du fond des siècles, cette sorte de musique qui à un moment donné, véritablement donné, implante sur vos lèvres un sourire de bonheur qui restera là, irrépressible, jusqu’à ce que le rideau tombe une dernière fois. Devant une scène aussi captivante que cette pole dance, vous mesurez l’écart que Katie Mitchell a instauré en effet entre cette musique divine, dont le livret comporte déjà l’histoire de l’échange des habits, et cette scène hallucinante où le comique habituel au travesti peu à peu s’absente pour laisser place à la grâce que le danseur anime presque comme s’il était une femme, presque mieux que s’il l’était, quoique plus timidement et moins provoquant que les danseuses qui ont fait cette pole dance avant lui. Mais loin de vous l’idée d’une bande-son coupée de son film, vous éprouvez au contraire de la reconnaissance pour ceux qui ont permis que ce joyau de Haendel vienne jusqu’à vous, dans le lieu même où il échoua trois siècles auparavant dans l’incompréhension, alors que son écriture allait bientôt cesser. Et les longs applaudissements qui ici encore ont jailli comme irrépressibles, d’un public pourtant discret et connaisseur, vous font sentir que vous n’êtes pas seule à l’éprouver.
Pourtant il avait fallu du temps pour que cela vous emporte, après les débuts étranges de cette mise en scène qui fait chanter les voix bien loin de leur public et les rend parfois peu audibles, mais Joyce DiDonato, elle, emplit la scène et la salle de la sienne sans jamais s’estomper. Ce miel particulier qu’elle distille dans la rondeur aimable de sa voix, la limpidité, la clarté de sa tonalité et de son parler, sa perspicacité, la font toujours trouver l’ampleur et l’endroit pour atteindre son auditoire, une grande dame du chant, vraiment. Julia Bullock nous enchante plus tard avec la justesse de son chant – dans enchanter il y a chant en français, c’est donc une belle langue –, son cristal exact dans tous ses énoncés, sa mesure aussi qui n’hésite pas à livrer pourtant en cascade les rivières de notes impérieuses que la partition de Haendel lui prescrit. Quoique Didymus chante dès l’ouverture du rideau, Jakub Jozef Orlinski met plus de temps à nous arriver, comme s’il était un peu en retrait d’abord dans cette ambassade où il semble murmurer sa prière à Valens depuis l’arrière-scène. Comme s’il préparait encore ce qui va devenir sa voix d’après, celle qui va, à partir du deuxième acte et définitivement, nous emporter. Toute la musique du deuxième acte est pour lui un joyau dont il sait cette fois se saisir, que sa voix grandissante ne lâchera plus, qui culmine dans ce duo merveilleux qu’elle forme avec celle de Julia Bullock, où véritablement tout le chant de Haendel résonne à l’infini, porté par ces chanteurs qui font sentir combien ils aiment l’habiter. Les applaudissements, évidemment, là aussi, sont inéluctables, ils témoignent d’un bonheur rare.
Le beau ténor de Ed Lyon pour Septimus l’ami, la belle basse de Gyula Orendt pour Valens le bourreau-gouverneur, prennent leur place sans défaut et structurent chaque acte comme une présence qui nous ramène à la terre du drame. Les chœurs, pourtant si importants sur la même voie, ne s’y présentent pas eux aussi décidés, c’est dommage.
Que dire du troisième acte qui nous emmène ravis jusqu’à la fin de cette sorte de perfection si longtemps attendue et si durement acquise ? Un duo éblouissant des amants là encore nous berce comme un cadeau, lequel ne vient cependant pas du ciel mais de plus bas puisque Katie Mitchell place le couple à genoux et à terre, enlacé en un symbole fort de ce qu’il subit et de ce qu’il représente.
Oui, il y eut bien polémique sur la supposée violence sexuelle et criminelle de cette mise en scène : elle est hors sujet véritablement, tant les questions qu’elle pose et les réponses qu’elle apporte sont ailleurs.
Elle nous apprend une fois encore à être reconnaissant à ceux qui font vivre les grandes musiques, leur fait faire parmi nous un tour de plus qui nous enchante, les font porter par de grandes voix qui leur rendent la vie, quel que soit le film dont ils les habillent. D’ailleurs celui de Katie Mitchell est parfois drôle et parfois beau, même si elle sait que le trivial tablier de cuisine dont Joyce et Julia sont longtemps affublées pouvait sans dommage être oublié.
Gisèle Chaboudez
Londres, février 2022
Theodora, Royal Opera House - Covent Garden, 31 janvier - 16 février 2022
Crédit photos © Camilla Greenwell, ROH 2022
15 février 2022 | Imprimer
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