Au pays de Monteverdi, allégories, divinités, princes et bergers se croisent et s’interpellent. Le cosmos se confond avec la société. Les lamenti de reines solitaires et les badineries des serviteurs succèdent aux interventions de dieux colériques et pourtant responsables de l’ordre du monde. En entrant dans la salle pour ce Retour d'Ulysse dans sa patrie, un vaste horizon de ciel et de Méditerranée nous saisit, ondoyant tranquillement sur le vaste rideau. Le spectateur s’en imprègne, quitte lentement le paysage parisien et le gris de l’hiver pour la chaleur tragique et rocailleuse des mythes grecs. Ce rideau de mer se lève bientôt pour découvrir un vaste décor d'intérieur. Un palais grec ou un appartement néo-classique sur lequel le temps a passé.
Les premiers accords offerts par le Concert d’Astrée rayonnent, solennels, moelleux, comme rarement un orchestre d’époque en offre, même à ce niveau. Emmanuelle Haïm dirige un son humain, très humain, plein de tendresse. On se dit que tout est cohérent, on s’attend à un beau spectacle, bien pensé, lumineux, où musique et poésie auront les mains libres pour nous faire vivre le drame.
Le Retour d'Ulysse dans sa patrie, Théâtre des Champs-Elysées
Le Retour d'Ulysse dans sa patrie, Théâtre des Champs-Elysées
La mise en scène de Mariame Clément va s’avérer très en-deçà de nos attentes. Si le trivial et le populaire font partie intégrante du théâtre de Monteverdi et de la littérature italienne de son temps, le kitsch et même l’ordurier s’inviteront souvent de manière trop maladroite pour servir un propos dramaturgique cohérent. Certes, les « moments » de décalage font sourire, mais ils mettent l’œuvre en difficulté. Le souffle mythologique sera rarement au rendez-vous ; les plus belles scènes semblent des interludes entre deux gags bien trouvés plutôt que l’inverse.
Après un prologue énergique et bien campé, le monologue de Pénélope installe vers un ton sobre et musical. La reine est seule dans son lit, épuisée par tant d’attente. On a le temps d’apprécier le timbre, les états d’âme qui défilent et la souplesse de l’accompagnement, grâce à la retenue et l’élégance de Magdalena Kozena. Mais des déplacements plateau à l’avant, à l’arrière troublent vite l’attention et l’on comprend que les acteurs ne savent pas vraiment ce qu’ils font, où ils vont, pourquoi. Le charmant duo entre Melanto et Eurymaque est ainsi déstabilisé par la pauvreté de la direction scénique, et la beauté des voix n’y changera rien : ce n’est pas laid, mais on s’ennuie. Un théâtre de marionnettes accroché au mur du fond représente l'Olympe. Un bar de western sert de décor à des ivrognes sales et tout-puissants qui négocient avec négligence le sort des hommes. Mais qu’apporte-t-il ? On ne sait pas très bien si le but est de se moquer du Destin ou s'il s'agit d'un emprunt assez gratuit au cinéma américain. La suite est ponctuée de danseuses du carnaval de Rio, de bouées jaunes en plastique ou de distributeurs de canettes en plein décor mythologique. Soit. L’éclectisme et anachronisme peuvent dénoter l’éternité de l’œuvre, mais à moins d'être parfaitement pertinents, ils ont tendance à distraire. La scène du massacre des prétendants est particulièrement décevante. Un homme autorisé par les dieux à punir les méchants massacre vingt personnes de sang-froid et triomphe avec un naturel désarmant. Le spectateur du XXIème siècle est nécessairement interpellé. Même si les prétendants sont des hommes assoiffés de pouvoir, machistes prédateurs et criminels notoires, quand bien même ils sont clairement des coupables, des questions devaient être posées. Au lieu de cela, Ulysse rentre chez lui et se fait justice lui-même tel Clint Eastwood ou Superman. Des bulles de comic-strip apparaissent en fond de scène en grands panneaux sur fond de rideau à paillettes à chaque fois qu’une flèche meurtrière atteint sa cible. « Zbam », « Outch », « Argh » ou approchants. Le spectateur est laissé à son désarroi, en proie à l'absurde de la situation. On ne sait pas si on est dans le tragique ou la dérision. La sentence sans procès, l’exercice d’une punition collective ou encore le rapport entre justice antique et justice moderne : qu’en pense l’artiste ? Peut-on y voir une dénonciation de la terreur ? Doit-on y voir une apologie du super-héros, de l’homme providentiel ? Comment enfin, Ulysse, qui met fin à vingt ans d’exil dans un bain de colère et de sang peut-il soudainement redevenir le père et l’amant ? C’est tout l'enjeu de la scène finale et pourtant, il semblerait que la metteuse en scène ait laissé enfin Ulysse et Pénélope avec seulement quelques indications, comme si leur talent d’interprétation allait remplacer une vision dramaturgique. Le résultat est inévitable : comme souvent à l’opéra, des placements hasardeux, des bras qui miment la voix. On voit des chanteurs plutôt que des personnages.
Et au jeu de l’auto-détermination, les artistes sur scène ne s’en tirent pas tous. Piétinements, hésitations, déplacements étranges. Le continuo semble parfois lutter contre l’indécision qui flotte sur le plateau alors que la musique réclame son tactus, régularité nécessaire à la justesse des affects. Rolando Villazon, que nous aimons tant, ne semble pas à sa place dans le rôle d’Ulysse. Une émission vocale trop large pour les ornements et une véhémence trop marquée pour camper le plus rusé des hommes. Il écrase de son emphase la présence de Magdalena Kozena, dont l'art subtil fonctionne à merveille tant qu'elle est seule en scène. Heureusement, beaucoup de belles voix défilent sur le plateau, et grâce à elles, si certaines scènes laissent perplexe, au moins la beauté est au rendez-vous. On relèvera notamment la prestation d’Anne-Christine Gillet, Amour piquant puis Minerve électrique, elle affiche un port de tête autoritaire, déclenche un enthousiasme de chaque instant. Le Télémaque adolescent de Mathias Vidal est désarmant par sa candeur et la richesse de son timbre ; son petit gabarit est un atout pour la distribution. Parmi les jolis moments de la mise en scène d’ailleurs, Minerve le conduit dans les airs vers Ithaque, sur son canapé volant à paillettes, parfaitement bienvenu dans cette scène d’émerveillement et de fantaisie : ce duo fonctionne totalement. Les trois prétendants sont également remarquables. Les voix de Maarten Engeltjes, Lothar Odinius et Callum Thorpe se mélangent bien. Ce dernier se distingue tout de même par l’aisance de son chant et son timbre de jeune basse athlétique. Pour tous ces artistes, l’orchestre se déploie, le plaisir est instantané, l’harmonie réalisée.
Et puis, au milieu de ce plateau déjà haut en couleurs, un miracle : Kresimir Spicer. Il est familier du rôle d’Ulysse qu’il a chanté à Aix-en-Provence en 2000 et repris à maintes occasions. On aurait regretté qu’il n’ait pas repris le premier rôle… si son Eumée n'était pas si émouvant. Il incarne le rôle du berger au grand cœur, acteur parfait, voix tendre et suave, aucun artifice, des gestes francs, des phrasés à faire pleurer les pierres. Le métier d’artiste lyrique est tellement exigeant, les contraintes à gérer sont si grandes qu’une prestation simplement juste dans tous les sens du terme fait l’effet d’un choc.
Au tonnerre d’applaudissement qui se déclenche pour l’entrée de Madame Haïm, l’amour et la gratitude qu’elle adresse à tous les interprètes nous fait dire qu’on n’a peut-être pas tout compris au spectacle, qu’on n’en ressort pas aussi édifié qu’on l’aurait rêvé, mais que par la réunion de tant de talents, il y a eu de très belles choses ce soir au Théâtre des Champs Elysées.
06 mars 2017 | Imprimer
Commentaires