Après la mort de Hugo von Hofmannsthal, le librettiste avec lequel Richard Strauss a élaboré ses œuvres scéniques les plus importantes, le compositeur d'opéra était à la recherche d'un nouveau partenaire littéraire. C’est Stefan Zweig, à qui Strauss doit le texte de La Femme silencieuse, qui attira l’attention du compositeur sur un livret de l'abbé Casti (Prima la musica, poi le parole, littéralement, les mots d’abord, la musique ensuite) et lui souffla ainsi l’idée de Capriccio. Pour autant, dans une Allemagne confrontée à la montée du national-socialisme, la collaboration artistique des deux hommes tourne court.
On comprend néanmoins que Strauss ait été sensible à ce débat sur la primauté des mots ou de la musique, sans doute car il était déjà conscient de l'importance des deux et leurs interactions. Déjà dans Ariane à Naxos, le compositeur abordait le sujet, et dans cette œuvre tardive qu'est Cappricio, cette « compétition » se place au cœur de l’action. Dans un manoir non loin de Paris, à l'époque de Gluck, le musicien Flamand et le poète Olivier se disputent les faveurs de la Comtesse et font de leur art respectif des armes symboliques. Au cours de cette réunion mondaine, d'autres invités se joignent à la discussion, notamment le directeur de théâtre La Roche qui tente en vain de les réunir en réclamant que les événements de la soirée servent de base à un opéra. Finalement, dans l’emblématique air final, la Comtesse se dérobera avec charme à toute décision, refusant de choisir entre le texte et la musique.
Le livret de Capriccio a été concocté par plusieurs « chefs ». Clemens Krauss, alors directeur musical de l'Opéra d'État de Bavière, et Richard Strauss en ont élaboré le texte au gré d'un échange épistolaire intensif, quasi quotidien, avec le concours du chef d'orchestre Hans Swarowsky. Il en résulte un ouvrage que Strauss qualifie de « conversation musicale en un acte op 85 », dont la création a lieu en 1942. L'œuvre fait peu de place à la dramaturgie, pour faire la part belle au Sprechgesang, à mi-chemin entre chant et déclamations parlées, que le compositeur souhaitait voir interprété sans théâtralité comme s’il était parlé (pour mieux opposer le chant et le texte), même si Strauss l'accompagne d'une musique orchestrale pleine de charme. Comme dans ses œuvres antérieurs, Richard Strauss compose dans une harmonie et un contrepoint traditionnels, inspirés du baroque et du classicisme. Pour autant, atypique, l'opéra ne connaitra pas une grande popularité et ne figure que rarement à l'affiche des institutions lyriques.
Capriccio, Festival de Salzbourg 2024 © SF/Marco Borrelli
Il est donc d'autant plus réjouissant de découvrir l'œuvre en concert, avec une distribution et une direction musicale de premier ordre, dans le cadre du Festival de Salzbourg de cette année. Pour attirer le public, l'intendance a fait appel à Christian Thielemann, chef spécialiste de Strauss unanimement acclamé, ici à la tête de l'Orchestre philharmonique de Vienne. Derechef, le chef et la phalange forment une unité symbiotique. Il règne une sonorité de musique de chambre, délicate, claire et lumineuse. Même lorsque l'orchestre s'emballe, l'intimité reste subtile, l'ambiance courtoise se déploie avec raffinement dans la musique, le discours engagé sur les mots et la musique est magistralement retranscrit dans chaque note. L’auditoire reste suspendu aux enjeux de la question cruciale de l’œuvre pendant plus de deux heures – même si certains dans la salle, notamment de nombreux jeunes, se laissent manifestement distraire et que d’autres spectateurs du festival se montrent agacés par les monstres électroniques lumineuses et autres téléphones portables allumés dans le public.
Christian Thielemann est exemplaire avec les chanteurs. Le chef retient ses musiciens avec respect, soutient les solistes et les accompagne en les guidant avec délicatesse. Au gré de gestes doux, il fixe tantôt son tempo, tantôt le volume de la fosse. Sur la scène, les chanteurs sont alignés le plus souvent derrière leur pupitre. C'est à peine si quelques gestes viennent ponctuer l'action qui progresse lentement.
Konstantin Krimmel dans le rôle du poète Olivier incarne la parole, alors que Sebastian Kohlhepp en Flamand est la musique dans la querelle qui domine cette soirée de la bonne société. L'un est un baryton à la voix flexible et ductile, l'autre un ténor lyrique qui sait donner de l'éclat et du raffinement. Ils sont bien choisis et s'opposent autant dans leur propos que dans leur interprétation. Elsa Dreisig est incandescente dans le rôle de la Comtesse, déployant un soprano élégant et lumineux, aux aigus argentés et chatoyants. Son intervention dans son insouciant soliloque de la scène finale prend des allures de démonstration : technique vocale remarquable, justesse d’une précision à toute épreuve.
Christoph Pohl remplace Bo Skovhus au pied levé dans le rôle de son frère. Il incarne parfaitement le rôle de l'aristocrate enjoué, avec une belle coloration dialectique de la langue. Mika Kares est un directeur de théâtre sévère. Sa basse est présente, mais peu pénétrante et à la diction perfectible. Eve Maud Hubeaux savoure visiblement son entrée en scène dans le rôle de Clairon. Elle se transforme habilement en diva, coquette dans son comportement, jouant de son léger accent français dans la prononciation, parfaitement convaincante dans son chant. Son mezzo est fluide et coule avec élégance. Enfin, Jörg Schneider livre une scène pleine d'humour dans le rôle de Monsieur Taupe, qui a raté son intervention en tant que souffleur.
La soirée donne lieu à un grand enthousiasme de la part du public, qui réserve des applaudissements chaleureux à tous les participants.
traduction libre de la chronique en allemand de Helmut Pitsch
Salzbourg, 31 juillet 2024
Capriccio de Richard Strauss, Festival de Salzbourg 2024
02 août 2024 | Imprimer
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