La « forza » et la précision sans faille d'Anna Pirozzi, la justesse stylistique et la beauté de son chant sont assurément les principales raisons du succès de cette première de La Forza del destino au Gran Teatre del Liceu de Barcelone. La direction musicale remarquable de Nicola Luisotti et le chant superbe de Brian Jagde et Artur Ruciński y contribuent aussi significativement, mais c'est la performance de la soprano napolitaine qui fait se lever le public à la fin de la représentation.
Avec trois airs très exigeants, un duo avec le ténor et l'épuisant duo avec la basse, le personnage de Leonora di Vargas est un véritable marathon vocal que peu de sopranos aujourd'hui peuvent affronter sans défaillir. Avec une grande intelligence, Anna Pirozzi commence par chauffer sa voix sans prendre de risque dans la première scène, puis elle gagne en puissance à chaque nouvelle intervention et couronne finalement sa prestation par un mémorable « Pace, pace mio dio » qui contient tout ce qui en fait l'un des airs de soprano les plus célèbres de Verdi.
Le baryton polonais Artur Ruciński, qui partageait déjà avantageusement la scène avec Anna Pirozzi dans le Ballo in maschera en février dernier, se livre ce soir à un nouveau marathon vocal exténuant dans le rôle de Don Carlo di Vargas, l'intraitable frère de Leonora. Artur Ruciński ne possède pas une voix très spectaculaire, que ce soit en termes de projection ou de beauté. C'est pour autant un chanteur plein d’assurance et intelligent, qui ne faillit pas, ni ne déçoit, et parvient toujours à faire briller pleinement les imposantes ressources vocales dont il dispose, aux moments décisifs. « Urna fatale » et « Solenne in quest'ora » sont de ces moments décisifs, et Ruciński a su en restituer toute la beauté.
Le ténor américain Brian Jagde, qui a chanté en février dernier La forza au Metropolitan Opera de New York, s'est beaucoup amélioré depuis que nous l'avons entendu au Liceu en 2019 dans La Gioconda. Sa voix, tout en conservant puissance, projection et brillance dans les aigus, s'est affinée et a acquis des nuances expressives. Son Don Álvaro est solide, convaincant et pertinent.
La forza del destino - Gran Teatre del Liceu (2024) (c) A. Bofill / Liceu
John Relyea est majestueux dans le rôle du Padre Guardiano. Son imposante voix de basse lui permet d'émettre des notes graves à la fois sombres et parfaitement timbrées. Pietro Spagnoli fait ici un retour réussi au Liceu dans le rôle de Fra Melitone, le seul personnage réaliste et crédible de tout l'opéra, annonçant déjà le scepticisme lucide de Falstaff. Caterina Piva ne dénote pas dans la distribution mais ne laisse que peu de trace dans les mémoires avec le personnage anecdotique de Preziosilla. Le chœur est bon – davantage pour le chœur d'hommes que le chœur mixte, dans cette œuvre qui est aussi d'une exigence chorale notable.
Nicola Luisotti, chef d'orchestre à la très longue carrière lyrique mais qui ne s'était encore jamais produit au Liceu, a la lourde charge d'organiser les imposantes forces requises par l’ouvrage. Sa direction est soignée et particulièrement minutieuse, respectant les voix solistes tout en mettant en valeur les pages concertantes de la partition. Il donne confiance au chœur et équilibre judicieusement les parties orchestrales. Chose rare dans un théâtre comme le Liceu qui apprécie particulièrement les voix, le public applaudit chaleureusement son travail.
La forza del destino - Gran Teatre del Liceu (2024) (c) A. Bofill / Liceu
Sur le plan scénique, cette Forza est un « vieux reste d'entrepôt », reliquat de l'ancienne coproduction du Liceu avec l'Opéra de Paris qui a été créée dans la capitale française en 2011 et a pu être vue au Liceu en 2012. Dirigée scéniquement par Jean-Claude Auvray, la production, qui était déjà terne et fade il y a douze ans, ne s'est pas améliorée.
Théâtralement, réaliser une bonne Forza n'est pas chose aisée. L’œuvre, un Verdi important qui a mal vieilli, nous présente un mélodrame fataliste puissant avec des personnages bien dessinés et des situations dramatiques intenses. Malheureusement, l’ouvrage repose sur une intrigue poussiéreuse : une histoire d'honneur pleine de clichés, de naphtaline et de massacre où même le souffleur meurt. Les hommes de la famille Vargas, obsédés par l'honneur, la pureté du sang et la virginité des femmes de la famille, semblent tout droit sortis du rassemblement d’un parti d'extrême droite.
La production est sobre et austère, tant en termes de contenu que des concepts, et sa principale qualité est qu'elle ne cherche pas à réinterpréter l’œuvre. Elle se contente d'insister sur les points forts de l’opéra, sur les relations qu'entretiennent les personnages et sur la force des conflits dramatiques. En revanche, la mise en scène tente de contourner le contexte (déplacé de la guerre de succession d'Autriche au Risorgimento italien sans réellement en tirer parti), et les scènes très « couleur locale » ou encore les rebondissements grossiers de l'intrigue semblent, de nos jours, presque caricaturaux voire comiques. Les scènes entre deux ou trois personnages centraux fonctionnent bien scéniquement, mais les mouvements de masse et les grandes fresques de soldats, de mendiants et de « gens du peuple qui s'amusent » font figure d’épaves théâtrales. Seule exception, le chœur des frères, scène immobile et statique qui, éclairée avec justesse par Laurent Castaingt, prend des allures de tableau de Zurbarán.
traduction libre de la chronique en anglais de Xavier Pujol
Barcelone, 9 novembre 2024
La forza del destino | 09 November - 19 November 2024 | Gran Teatre del Liceu
17 novembre 2024 | Imprimer
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