Couple phare du monde de l’opéra, Anna Netrebko et Yusif Eyvazov viennent d’annoncer publiquement leur séparation sur les réseaux sociaux. Les deux interprètes entendent néanmoins continuer à travailler et à se produire ensemble artistiquement, et ils se retrouvent actuellement sur la scène de la Scala de Milan – dans une prestation impressionnante. Dans le cadre des commémorations du centenaire de la disparition de Giacomo Puccini, la maison scaligère les réunit à l’occasion d’une nouvelle production de Turandot dans une opulente mise en scène inédite signée Davide Livermore.
Ces dernières années, l'Italien a présenté ici de nombreuses nouvelles productions, après avoir été notamment le directeur artistique du Palau les Arts de Valence et de différents théâtres de sa ville natale, Turin. Dans le cadre de sa Turandot milanaise, il utilise de nombreux effets techniques et jeux de lumière, à la fois colorés et visuellement puissants (réalisés par Antonio Castro), tantôt pour jeter un regard sombre sur la vie d’un quartier de divertissement de Pékin, tantôt sur le monde féérique de la cour impériale. Les images se fondent intelligemment les unes dans les autres, offrant au metteur en scène la possibilité de renouveler sans cesse les articulations de la scène. Mariana Francaso signe de magnifiques costumes traditionnels multicolores et scintillants pour les principaux protagonistes et la cour. À l’inverse, les gens du peuple virevoltent sur scène dans des tenues grises de tous les jours. Décrire tous les différents effets serait trop long pour un compte-rendu de la soirée, mais on retiendra que la composition des tableaux est particulièrement esthétique, sans être exubérante. Calaf loge à l'hôtel Amour, et c'est là que nous rencontrons les trois mandarins Ping, Pang et Pong au début du deuxième acte, dénonçant la décadence du pouvoir alors qu’ils folâtrent avec de jeunes dames et messieurs. Tout au long de la soirée, un vaste cercle central se détache en surplomb de la scène, évoluant au gré du spectacle grâce aux installations vidéo du collectif D-Wok. Il arbore tantôt ce qui semble être des fluides colorés qui s’estompent, tantôt un arbre superbe au feuillage rouge. Le fond de scène illustre ainsi les différentes séquences de la soirée, notamment la majestueuse entrée en scène de Turandot – aux allures quasi-futuristes.
Davide Livermore fait se mouvoir les masses sur scène de façon magistrale. Cette chorégraphie permet de nombreux mouvements, qui se succèdent harmonieusement au gré de la musique. Avec une certaine habileté, il évite aussi les défilés laborieux grâce à des jeux de rideaux de scène qui se lèvent ou s’abaissent pour cacher ou révéler le chœur et/ou le peuple. La mise en scène dévoile également une imposante sculpture de cheval, transparente et mobile, déplacée par trois hommes. Si l’effet impressionne, sa signification dans la production n’est pas évidente – l’animal semble avoir une relation avec Calaf. L'annonce de la solution de la troisième énigme par un petit garçon apparait plus originale et contribue à souligner les enjeux dramatiques de l’ouvrage.
Teatro alla Scala / Brescia - Amisano
Dans ce cadre exotique et enivrant, Anna Netrebko – grande « star lyrique » s’il en est – parvient une fois de plus à concentrer toute l’attention sur elle grâce à une performance vocale exceptionnelle. Dès les premières notes de sa prestation, elle enchaine les exigeantes fulgurances de la partition, de la magie colorée de ses énigmes à ses sentiments naissants, et les intègre avec autant d’expressivité que de rayonnement. Elle déploie des aigus sûrs et des graves désormais sombres, dans une prestation limpide et pénétrante. L'intimité de ses piani émeut, tout comme sa puissance vocale qui surplombe à la fois le chœur et l'orchestre.
Yusif Eyvazov marque à nouveau des points de sa voix puissante, mais qui semble plus étroite dans les aigus et moins projetée. En revanche, son ténor présente davantage de facettes et se montre souple et ductile, même dans les parties piano.
Rosa Feola compose une Liu vénérable et claire, qui chante intimement les sentiments d'amour dans un soprano rayonnant, tout en affrontant la princesse et ses tortionnaires avec une attitude empreinte de courage. De son côté, Vitalij Kowaljow confère à Timur une solide présence naturelle grâce à une basse riche et ample.
Après quelques hésitations initiales, le chef Michele Gamba parvient, tout particulièrement dans le deuxième acte, à souligner la modernité et le romantisme de la musique de Puccini. Il encourage le chœur à grands gestes et obtient des sonorités puissantes et riches de nuances. Il tire de l'orchestre des sons exotiques, voire dansants, et utilise la phalange pléthorique de musiciens pour esquisser des images à la fois imposantes et majestueuses. Et s’il laisse peu de place aux chanteurs en termes de décibels, les protagonistes sur scène relèvent néanmoins bien le défi.
Après l’aria de Liu et sa mort sur scène à l’acte III, à la dernière mesure signée de la plume de Puccini, la soirée s’interrompt (comme l’avait fait Toscanini en 1926 à la création de l’œuvre) : des bougies distribuées avant la représentation sont allumées et le public est invité à observer une minute de silence en hommage au compositeur – avant que la musique ne reprenne pour interpréter les dernières pages de l’ouvrage composées par Franco Alfano, pour clore une soirée d’opéra de grande qualité.
Tous les interprètes, et plus spécifiquement Anna Netrebko et Rosa Feola, sont acclamés avec enthousiasme par le public milanais.
traduction libre de la chronique en allemand de Helmut Pitsch
La production fait l'objet d'une diffusion en direct ce 4 juillet, sur la ScalaTV et Arte Concert.
01 juillet 2024 | Imprimer
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