C’est une déception, alors que la promesse était si belle. Saluons tout d’abord les équipes du Grand Théâtre de Genève d’avoir présenté avec le faste qu’il mérite Saint-François d’Assise d’Olivier Messiaen. Les moyens mis en place sont considérables (119 musiciens, 90 choristes) et les 5h25 de spectacle apparaîtront pour tous les vaillants spectateurs comme un moment inoubliable.
Commençons par l’œuvre tout d’abord : elle est sublime. Créé à l’Opéra Garnier en 1983, l’unique opéra de Messiaen brosse en huit scènes franciscaines la trajectoire du saint médiéval. Le contraste entre un livret catholique (voire si outrageusement militant qu’il en devient quasiment abstrait pour les athées et agnostiques) et un orchestre d’un foisonnement inouï ne va pas sans contredire la trajectoire d’une figure religieuse qui prônait l’ascétisme. Messiaen y brasse toutes ses obsessions personnelles et musicales, mêlant l’expression directe et la recherche moderniste, les harmonies sublimes, la musique des oiseaux et la souffrance des stigmates.
L’opéra se découpe en trois actes. Pour schématiser grossièrement, on pourrait dire que le premier acte est celui des solistes, le deuxième celui de l’orchestre et le dernier celui où le chœur a la place primordiale. Or, le Grand Théâtre de Genève choisit de placer l’orchestre et le chœur en arrière-scène. Tous les rapports de Saint-François d’Assise s’en trouvent renversés. On assiste donc à un Saint-François à l’envers, où les chanteurs solistes seront toujours mis au premier plan. Dans cette optique, les quatre premiers tableaux fonctionnent bien : nous sommes au plus près du quotidien de cette confrérie franciscaine, entourés de frères religieux. L’opéra devient ainsi ce qu’il possède a priori de moins intéressant : une sorte de messe statique, porté par un officiant (François) au centre de la scène. Et l’auditeur de s’apercevoir que Messiaen ne maltraite nullement la prosodie vocale et s’inscrit dans une tradition lyrique purement française, qui va de Gounod à Honegger, jusqu’au Pelléas et Mélisande de Debussy. La mise en scène du plasticien Adel Abdessemed bénéficie de jolis décors et prône un œcuménisme de bon aloi : différents symboles religieux (musulmans, juifs et catholiques) s’y côtoient jusqu’à l’aperçu d’une forme de religion cybernétique. Dans le tableau du Baiser au Lépreux (excellemment porté par le lépreux du ténor tchèque Aleš Briscein), on assiste pourtant à une comparaison symptomatique : la guérison du lépreux se fait dans un hammam apaisant, comme si Abdessemed cherchait à émousser toutes les émotions extrêmes du livret. On retrouve cette même forme de « bain moussant » dans la direction de Jonathan Nott à la tête de l’Orchestre de la Suisse Romande. À la différence de la lecture tranchante, âpre et visionnaire de Sylvain Cambreling à l’Opéra Bastille en 2004, Nott (dans l’arrière-scène qui lui est attribué) émousse les contours, fait traîner les silences, et recherche le beau son comme s’il s’agissait de la musique de Fauré.
Saint-François d’Assise au Grand Théâtre de Genève (2024) (c) Carole Parodi
Comme nous le disions, les cinquième et sixième tableaux passent à une autre dimension métaphysique. Ici, l’orchestre se déploie lors de deux épisodes extraordinaires : la musique de l’invisible (L’ange musicien) et des concerts d’oiseaux donnés hors-tempo d’une complexité inouïe (Le prêche aux oiseaux). Or, on entendra ces sortilèges que de loin, comme au travers de bouchons d’oreille. Pire, Abdessemed place deux gigantesques éléments du décor pour obstruer le son de l’orchestre, sans spécialement habiter la scène, alors que l’action se passe désormais aux instruments. Le tableau du Prêche aux oiseaux devient ainsi interminable, et s’il se passionne pour les symboles religieux, le metteur en scène refuse ici toute vision panthéiste d’harmonie avec la nature. Le septième tableau (probablement le plus impressionnant de la partition) s’avère un échec cinglant. En plaçant la maquette d’une très grande église en avant-scène, Abdessemed cache les forces terrassantes du chœur, et refuse l’équilibre voulu par Messiaen.
En mettant ces éléments devant l’orchestre, Abdessemed a-t-il voulu amoindrir la force de la musique ? S’agit-il d’un gimmick moderniste de mise en scène, comme le fait souvent Roméo Castellucci avec ses voiles placés en avant-scène, ou bien d’une réflexion sur le sacré (forcément inatteignable pour l’homme) ? Serait-ce la faute purement pratique du manque d’espace de la scène (on se souvient pourtant que la petite fosse de Garnier débordait d’instruments jusque dans la salle lors de la création) ou d’une volonté pragmatique de ne pas avoir à diriger les mouvements de 90 chanteurs ?
La distribution vocale suit la même trajectoire que le spectacle : on apprécie tout d’abord l’homogénéité d’une troupe engagée (notamment le Frère Léon bien sonnant de Kartal Karagedik et la voix claire de Jason Bridges) avant que l’émotion et l’intériorité ne manquent. Devant la performance hors-normes de Robin Adams dans le rôle-titre, il semblerait inconcevable d’émettre quelconque réserve. Le baryton anglais affronte sans faillir les quatre heures de chant avec une probité et une sincérité de tous les instants. Mais alors même qu’il est sur le devant de la scène, son interprétation devient de plus en plus forcée et athlétique. En revanche, dans le rôle de l’ange, la québécoise Claire de Sévigné séduit tout du long par sa grâce lyrique et chorégraphique.
Beau, intéressant et soigné, ce Saint-François d’Assise genevois ne nous procure finalement pas la « joie » voulue par Messiaen.
Laurent Vilarem
Genève, 16 avril 2024
Saint François d'Assise d'Olivier Messiaen au Grand Théâtre de Genève du 11 au 18 avril 2024
17 avril 2024 | Imprimer
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