Voici une Salomé qui renouvelle notre perception du personnage. Ici pas d'orientalisme, ni d'arrière-fond historique sur fond de première guerre mondiale, mais une large réflexion sur les causes et les origines de la violence.
Bien sûr, cette interprétation laissera sur leur faim tous les amateurs d'une Salomé décadente. L'érotisme est ici perçu comme un jeu d'enfant froid, et les personnages secondaires se rapprochent plus de marionnettes qu'à d'authentiques protagonistes. C'est que nous sommes dans la tête d'une fillette traumatisée. Le spectacle affronte l'inceste sans vulgarité, et dédouble Salomé en six petites filles, toutes en nattes blondes pareilles à des personnages du film Le Village des Damnés. La Danse des Sept Voiles montrera ainsi la douloureuse recherche de l'amour d'un enfant à différents âges de la vie. Et c'est un traumatisme sans cesse reconfiguré que Salomé revit à la table du dîner entouré de ses parents.
Salome © 2016, Monika Rittershaus
Hérode et Iokanaan sont ici habillés et maquillés de la même façon. Ce procédé psychanalytique pourrait être grossier, il est traité de façon très subtile par le metteur en scène Claus Guth (dont les spectateurs de l'Opéra de Paris apprécient en ce moment Lohengrin). Beaucoup de sentiments passent : la détresse, la folie et surtout la déshumanisation progressive d'une femme, qui traite les êtres qui l'entourent comme elle a été traitée elle-même. Les décors uniques recèlent d'impressionnantes possibilités, puisque d'un début fantasmagorique, la scène s'ouvre petit à petit et se transforme en rayon d'un grand magasin façon Samaritaine. C'est dans ce jeu entre fantasmagorie et réalisme, bourreau et victime que le spectacle fascine par sa polysémie dramaturgique et émotionnelle. Un modèle d'interprétation de l'œuvre sans provocation inutile ni appropriation intempestive des intentions du livret.
Musicalement, l'Orchestre de la Deutsche Oper sonne glorieusement. Attentif à ne pas couvrir les voix, le chef suisse Stefan Blunier (qui, pour la série de janvier, remplace Jeffrey Tate) réussit les terribles paroxysmes de la musique de Strauss. Vocalement, la Deutsche Oper offre une troupe solide, notamment le Iokanaan de John Lundgren, et l'Herodias de Jeanne-Michèle Charbonnet au timbre élimé mais à la présence scénique convaincante. Dans le rôle-titre, l'Anglaise Allison Oakes livre une prestation tout à fait honorable : sa fraîcheur juvénile permet une Salomé qui chante et ne hurle pas, et si le monologue final (face à la tête décapitée de Iokanaan, rappelons-le) accuse une sérieuse baisse de régime, l'interprétation est tout à fait à la hauteur des enjeux de la mise en scène. Mais c'est le ténor belge Thomas Blondelle qui emporte le morceau : drolatique, grimaçant, solaire, son Hérode témoigne d'une versatilité vocale et d'un sens du show époustouflants.
Laurent Vilarem
(le 20 janvier 2017)
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