Chaque année le 19 novembre (nous y allons depuis 2013, où L'or du Rhin mis en scène par le maître des lieux, fut parallèlement notre première chronique pour Opera-Online !), la Fête nationale monégasque se clôt en musique avec un concert lyrique d’envergure. Cette année, ce n’est certes pas un opéra qui est à l’honneur (bien que Carmen soit à l'affiche dès le lendemain dans cette même Salle des Princes au Grimaldi Forum avec Aude Extrémo dans le rôle-titre, nous y reviendrons...), mais un récital lyrique offert à un parterre de 500 Happy Few invités par le Palais. Et quel récital ! Puisque l'Opéra de Monte-Carlo accueille Cecilia Bartoli, qui en plus d’être la Diva assoluta que l’on sait, sera également la future directrice de l'établissement à partir de janvier 2023. Pour mieux boucler la boucle, elle est ce soir accompagnée par les fameux Musiciens du Prince-Monaco, ensemble baroque qu’elle a elle-même fondé en 2016, en collaboration avec Jean-Louis Grinda et sous le haut patronage de SAS le Prince Albert II de Monaco et de sa sœur Caroline de Monaco, Princesse de Hanovre. Déjà réunis pour les représentations de La Cenerentola ici-même avec Cecilia Bartoli dans le rôle-titre en 2017, les Musiciens du Prince-Monaco sont dirigés par le chef italien Gianluca Capuano (qui en est aussi le directeur musical depuis l'année dernière), pour un programme réunissant Haendel, Vivaldi, Porpora, Hasse et Telemann. La formation est pour l'occasion composée de vingt-cinq instrumentistes, dont dix violons et cinq altos, qui resteront debout la soirée durant.
Fête nationale monégasque oblige, c’est avec l’hymne national chanté dans la langue vernaculaire que débute la soirée, entonné par un Chœur de l’Opéra de Monte-Carlo réparti sur l’immense scène de la Salle des Princes, tandis que le public est également tourné vers la famille princière au grand complet, dans la grande loge centrale du théâtre. Bien que non mentionnée dans le programme de salle, c’est une véritable scénographie qui accompagnera tout le concert, que l’on imagine composée par Cecilia Bartoli, secondée ici par Xavier Laforge, directeur de scène à l’Opéra de Monte-Carlo et Tour Manager des Musiciens du Prince. Il troque ce soir ses deux casquettes pour celles de comédien et de danseur. Ainsi, pendant l’ouverture de Rinaldo (Haendel), habillé en habits XVIIIème, il installe tout un décorum baroque sur scène : à cour, un grand panier en osier empli d’étoffes et une penderie pleine de costumes, tandis qu’à jardin, il met en place un espace de maquillage entouré de paravents où l’artiste viendra se changer sous les yeux du public, arborant ensuite des tenues féminines ou masculines en fonction des arias retenues. La scénographie fait également une large part à des projections d’images ou de tableaux sur toute la largeur du fond de scène, telle celle du somptueux écrin qu'est la salle à l'italienne du Teatro di San Carlo de Naples, en ouverture puis au moment de clore le spectacle.
Ainsi aussi du premier air, « Lontan dal sol e caro » tiré du Polifemo de Nicola Porpora, secondé visuellement par le fameux portrait du plus célèbre des castrats, Farinelli, tandis que la cantatrice avance sur le devant de la scène avec un costume dix-huitième composé entre autre d'une chemise blanche à jabots et de bottines de cuir noir, qu'elle arbore régulièrement en concert. Dès la première note, Bartoli époustoufle l’auditoire puisqu’elle est tenue… seize secondes (!), dans un unique souffle qui ne semble jamais vouloir tarir : le ton de la soirée est donné ! C’est ensuite le bouleversant « Lascia la spina, cogli la rosa » (Il Trionfo del tempo de Haendel) que la diva romaine délivre, tandis qu’un magnifique tableau préraphaélite de Rosetti représentant une femme humant une rose apparaît sur l’écran. Comme dans tous les airs lents, elle y déploie, dans ces longues phrases infinies la morbidezza qui n’appartient qu’aux plus grandes, suspendant les spectateurs à ses lèvres. Le concert se poursuit dans un continuum musical que ne vient troubler aucun applaudissement intempestif, et après les sinfonie de Marc’Antonio et Cleopatra (Hasse) et de Giulio Cesare in Egitto (Haendel), elle entonne le superbe air « V’adoro pupille », confié à Cléopâtre dans l’ouvrage haendélien.
Délaissant ses habits masculins, c’est dans une tunique antique et avec une coupe au bol qu’elle réapparaît, tandis que Xavier Laforge et un autre acolyte l’éventent avec de somptueux éventails en plumes d’autruche, et qu’une peinture du XIXème représentant Cléopâtre au bord du Nil parachève le tableau. Grâce à la riche palette de nuances et de couleurs qu’on lui connaît, grâce aussi à un contrôle absolu de la dynamique, la chanteuse nous fait vivre au plus profond tous les sentiments et toute l’expressivité contenus dans cette magnifique aria. Ensuite, dans l’air de Melissa « Mi deride… destero all’empia Dite », extrait d’Amadigi di Gaula du même Haendel, c’est à une véritable bataille entre la trompette de Thibaud Robinne, le hautbois de Pier Luigi Fabretti et la voix de Cecilia Bartoli que les auditeurs sont conviés, chacun faisant montre de sa virtuosité dans le même morceau de musique et, le lecteur s’en doutera, c’est la voix de la chanteuse qui l’emporte en termes de longueur de souffle et d’extrapolations !
C’est avec la flûte de Jean-Marc Goujon que la mezzo poursuit un dialogue plus apaisé, avec l’air de Ruggiero « Sol da te moi dolce amore » tiré de l’Orlando Furioso d’Antonio Vivaldi, avant de retrouver le flûtiste français dans l’aria d’Almirena « Augelletti, che canatate » (Rinaldo), que l’instrumentiste débute par des sifflements d’oiseaux, tandis que Bartoli fait virevolter un volatile au bout d’une perche au-dessus de la tête des musiciens, que certains essaient d’attraper comme on attrape un pompon dans un manège ! Là aussi, la beauté et le cristal des notes filées, qui semblent n’avoir aucune limite dans le registre supérieur, font partie des plus belles sonorités qu’il peut nous être donné d’entendre aujourd’hui. Mais à la pure virtuosité vocale Cecilia Bartoli, préfère désormais la simplicité – c'est sans doute la marque des plus grandes... Peut-être n’est-il pas anodin que le programme officiel du concert s’achève sur l’air le moins brillant de tous, le sublime « What passion cannot music raise and quell » (extrait de l’Ode for Saint Cecilia’s day de Henry Purcell), un morceau qui dit tout le pouvoir de la musique sur les émotions humaines.
… mais Cecilia Bartoli ne serait pas la Bartoli si elle ne faisait preuve de son habituelle générosité, et ce ne sont pas un, ni deux, ni trois, mais six bis qu’elle offrira à un public de plus en plus enflammé ! A commencer par un de ses chevaux de bataille, « A facile vittoria » d’Agostino Steffani (qui clôturait déjà son récital au Festival Menuhin de Gstaad à l'été 2019), la joute flûte / voix enchaînant sans transition sur le célèbre Summertime de George Gershwin, rythmé par les claquements de doigts des musiciens. Deux chansons napolitaines suivront, « Munasterio e santa Chiara » de Barberis, magnifiquement accompagné par la mandoline de Miguel Rincon Rodriguez, et le célébrissime « Non ti scordar di me » de Paolo Tosti, auquel les instruments anciens de l’orchestre confèrent des sonorités inaccoutumées. Enfin, profitant de la présence de l’éblouissante jeune danseuse de Flamenco Irene Olvera dans la Carmen donnée dès le lendemain pour trois représentations, Cecilia Bartoli s’attaque à deux airs de zarzuelas (Polo de De Falla et Caballo de Garcia), ébouriffants de verve et de vivacité. Le public n’y tient plus, et après avoir été tenu en haleine pendant plus d’une heure et demie sans avoir pu rien manifester lors d’une soirée donnée sans temps mort ni entracte, il laisse éclater son bonheur en une interminable ovation. Et c'est être triplement happy few que d'assister à cet événement de la fête nationale monégasque, à un récital de Cecilia Bartoli...et tout simplement à un concert live en ces temps de disette musicale !
Récital de Cecilia Bartoli avec Les Musiciens du Prince-Monaco à la Salle des Princes du Grimaldi Forum de Monaco, le 19 novembre 2020
Crédit photographique © Alain Hanel
22 novembre 2020 | Imprimer
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