Même si c’est plus fort que lui - et qu’il ne peut pas s’empêcher d’assombrir le propos (comme il l’avait déjà fait avec Kitège au Liceu de Barcelone en 2014) -, Dmitri Tcherniakov émerveille néanmoins à nouveau dans un ouvrage de Nikolaï Rimski-Korsakov, cette fois avec Le Conte du Tsar Saltan (livret de Vladimir Bielski d’après un poème de Pouchkine) au Théâtre Royal de La Monnaie (de Bruxelles). Oui, c’est un conte merveilleux qu’il nous raconte. Quoique… tout va se nuancer, mais son point de vue reste toujours cohérent. Un conte merveilleux, d'abord grâce aux costumes des personnages, originaux et décalés, véritable féerie colorée imaginée par Elena Zaytseva. Ils nous plongent dans un autre univers, celui des livres en carton de notre enfance, doublée d’une utilisation magique de projections vidéo (conçues par Gleb Filshtinsky), toujours en interaction avec les personnages. Ceux-ci donnent l’impression de faire apparaître un lieu, une ville, tandis que les protagonistes traversent l’écran et s’installent dans les images, tel ce surgissement d’une Princesse-Cygne, tout en plumes d'un blanc immaculé.... Que raconte l’histoire ? Celle d’une jeune femme victime de la jalousie de ses sœurs et de sa tante, exilée avec son fils, mais qui fait face à l’adversité, bien aidée il est vrai par la Princesse-Cygne aux pouvoirs efficaces. Mais Tcherniakov pose d’emblée le fait que tout ce conte n’est qu’une illusion, et il préfère penser que celui-ci est à la fois un refuge pour un jeune garçon absolument détruit par la séparation de ses parents, et en même temps, la thérapie imaginée par ceux-ci pour le guérir, le sortir de son exil intérieur. Ce que le russe réussit aussi, c’est de conjuguer sa lecture scénique et la partition : sa mise en scène ne nous distrait pas cette fois (a contrario de sa Carmen aixoise il y a deux étés...), et nous fait au contraire mieux entendre les notes de Rimski-Korsakov dans tous leurs chatoiements.
Et l’on pouvait compter sur la baguette (magique) d’Alain Altinoglu pour faire ressortir le lustre et la rutilance de l’extraordinaire orchestration de Rimski-Korsakov, dans laquelle l’Orchestre symphonique de La Monnaie semble se délecter, tandis que le chœur maison (préparé par Martino Faggiani) s’avère tout aussi incomparable, crédible dans ses mouvements, impeccable dans ses intonations.
Pour que le joie fût complète, il fallait une distribution à la hauteur, et celle réunie par Peter De Caluwe se montre à son zénith. Dans le rôle-titre, la basse croate Ante Jerkunica - déjà plébiscitée in loco dans Le Château de Barbe-Bleue il y a deux saisons - délivre ses graves compassionnels de père aimant avec la majesté qu’on lui connaît. Svetlana Aksenova (Militrissa) est somptueuse de bout en bout, vocalement parlant, et son jeu possède la fraîcheur et l'engagement requis par son personnage de mère protectrice. Bogdan Volkov impressionne d’abord par ses talents d’acteur, et son comportement d’enfant autiste est criant de vérité, tandis que son beau timbre clair puissamment projeté flatte l’oreille des auditeurs. De son côté, la jeune soprano russe Olga Kulchinska exhale les sonorités magiques et éthérées de son emploi de Princesse-Cygne, avec une voix d’une absolue pureté cristalline. Stine Marie Fischer (Tkatchikha) et Bernarda Bobro (Povarikha) campent un impayable duo de sœurs méchantes et acariâtres, complété par la Babarikha tout en fiel de Carole Wilson. Il faut enfin saluer la contribution impeccable des nombreux comprimari, à commencer par le Vieil homme de Vasily Gorchkov et le Skhomorok d’Alexander Vassiliev.
Un ouvrage ensorcelant qui mériterait qu’il sortît enfin de ses frontières russes : puisse l’exemple montré par La Monnaie gagner à son tour l’hexagone !...
Le Conte du Tsar Saltan au Théâtre Royal de La Monnaie de Bruxelles, jusqu’au 30 juin 2019
Crédit photographique © Forster
30 juin 2019 | Imprimer
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