Annoncée souffrante lors de la première représentation de cette production d’Alcina au Teatro del Maggio musicale fiorentino où elle incarnait le rôle-titre, Cecilia Bartoli a dû jeter l’éponge le jour de la seconde représentation du 20 octobre. Le surintendant de la maison florentine Alexander Pereira lui a néanmoins trouvé in extremis une remplaçante en la personne de Marie Lys qui a ainsi sauvé la soirée. La soprano suisse est loin d’être une inconnue, après avoir été Lauréate de l’édition 2017 du Concours Vincenzo Belllini, et que nous avions particulièrement applaudie l’an passé au Festival Castell de Peralada dans cet autre magnifique opéra de Haendel qu’est Orlando (nous avions profité de l’occasion pour l’interviewer).
Et c’est avec un aplomb vocal et scénique stupéfiant qu’elle incarne son personnage, car si elle avait déjà chanté ce rôle, elle n’a eu que quelques heures pour intégrer la complexe direction d’acteurs de Damiano Michieletto, sans qu’à aucun moment on ne la trouve hésitante. Les seuls moments de fébrilité sont ceux requis par son personnage, ces moments de fêlures où la magicienne voit son monde d’illusions s’effondrer. Et vocalement, la Suissesse sait ce que signifie battre un trille, ornementant ses arias avec un goût irréprochable. D’une belle puissance et agile à la fois, sa voix s’avère totalement contrôlée, ce qui lui permet d’offrir au public des piani sur le fil d’une douloureuse beauté dans les airs « Ah, mio cor » et « Ah, Ruggiero crudel ». Elle récolte un triomphe personnel amplement mérité au moment des saluts !
L’autre triomphateur de la soirée est sans conteste le contre-ténor italien Carlo Vistoli – peu après avoir brillé à Montpelier en Tolomeo dans Giulio Cesare du même Haendel (et déjà mis en scène par Damiano Michieletto) - et que nous avons également eu l'opportunité d’interviewer cet été au festival de Martina Franca où il incarnait le rôle-titre de Xerxe de Cavalli. Avec un instrument d’une rare puissance pour un contre-ténor, il incarne un Ruggiero partagé, mais d’égale vigueur entre son double amour. La qualité des piani dans « Mi lusingha » déclenche les premiers applaudissements et l’irrésistible aria « Sta nell’Incarna », grâce à ses embardées acrobatiques d’une vélocité hardie, les plus immédiates acclamations. Et scéniquement, avec sa haute stature et sa forte projection, il offre à son personnage toute l’insolence bravache du primo uomo infatué.
La jeune soprano espagnole Lucia Martin-Carton (Morgana) virevolte dans le suraigu avec une aisance et une fantaisie qui semblent ne connaître aucune limite dans le célèbre « Tornami a vagheggiar », avant un « Credete al mio dolore » qui suspend le temps, sublimé ici par un legato de violoncelle à faire pleurer les pierres. De son côté, la mezzo suédoise Kristina Hammarström domine sans problème avec sa voix aussi charnue que véloce sur tout l’ambitus, les vocalises de Bradamante, notamment dans un « Vorrei vendicarmi » dont elle cultive la tension avec panache. Le ténor tchèque Petr Nekoranec est dans son élément naturel avec Oronte : s’il projette ses mots avec hardiesse, il sait aussi s’attendrir. Le Melisso de Riccardo Novaro est également enthousiasmant avec son legato distingué qui fait un sort à l'air « Pensa a chi geme », tandis que le jeune garçon campant Oberto et issu des Wiltener Sängerknaben se sort de sa partie avec tous les honneurs.
Quant à la mise en scène de Damiano Michieletto, elle est un régal à la fois pour les yeux et l’intelligence des spectateurs. Avec son équipe habituelle (Paolo Fantin aux décors, Agostino Cavalca aux costumes et Alessandro Carletti aux lumières), le metteur en scène italien transpose l’action dans un hôtel à la fois luxueux et comminatoire, dont Alcina (toujours vêtue de noir) est la propriétaire, Morgana la directrice, Oronte le Majordome, et dans lequel Bradamante et Melisso arrivent en tant que voyageurs. La scène est divisée en deux par un immense miroir translucide qui sépare le monde réel de celui des rêves et de l’illusion, où erre une multitude de jeunes hommes dénudés, comme autant de victimes de la magicienne Alcina. Derrière ce miroir apparaît de façon épisodique une vieille femme au crâne dégarni, qui est le reflet inversé de sa beauté, mais aussi celui de sa décadence imminente. En brisant le miroir d’un coup de hache à la toute fin de l’opéra, Ruggiero rompt le monde enchanté de la magicienne qui se brise en centaines de débris de verre tombant des cintres (photo). Un spectacle fort, visuellement très abouti qui emporte l’adhésion d’un public sous le charme.
Enfin, dans la fosse, le chef italien Gianluca Capuano (que l’on retrouvera dans le même ouvrage à l’Opéra de Monte-Carlo en janvier prochain, et cette fois, on l’espère, avec Cecilia Bartoli !) accorde d’autant moins de répit à sa phalange Les Musiciens du Prince-Monaco que ses attaques cinglantes relancent constamment le mouvement. Et si la vélocité qui en résulte n’évite pas la raideur de certaines carrures, ce Haendel palpitant, gorgé de couleurs, converge avec la scène pour opposer un cuisant démenti à tous ceux qui ne voient dans l’opera seria qu’une succession d’airs de concert en costumes !
Alcina de Georg Friedrich Haendel au Teatro del Maggio musicale fiorentino - jusqu’au 26 octobre 2022
Crédit photographique © Michele Monasta
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