Sabine Devieilhe triomphe dans Lakmé à l'Opéra de Marseille

Xl_lakme © Christian Dresse

Déjà présentée à l'Opéra Comique en 2014 (en coproduction avec l'Opéra de Lausanne), cette superbe réalisation de Lakmé – signée par la talentueuse femme de théâtre suisse Lilo Baur – accoste sur les bords de la Méditerranée, à l'Opéra de Marseille. L'institution provençale – placée sous la férule de l'infatigable Maurice Xiberras – joue là pleinement son rôle, qui devrait être celui de toutes les salles lyriques hexagonales, en réintégrant à son répertoire le chef d'œuvre de Léo Delibes, autrefois l’un des fleurons de l’Opéra Comique (où l'ouvrage fut représenté plus de 1500 fois !). Dans le passé, le rôle de la jeune fille hindoue qui se sacrifie par amour fascinait à tel point les divas coloratures qu’aucune n’hésitait à l’incarner sur scène et à graver au disque le fameux air des clochettes. C’est grâce à ce rôle que Mado Robin, avec ses sauts hyperboliques dans le registre suraigu, est devenue une légende, suivie de Mady Mesplé, moins pyrotechnique, mais au médium plus épais, puis de Natalie Dessay (dans les années 90), avant que ce titre ne disparaisse à nouveau des affiches, faute d’une titulaire capable d’affronter cette périlleuse partie.

Avec la merveilleuse Sabine Devieilhe – qui chantait déjà le rôle à l'Opéra Comique –, on peut affirmer que la relève est assurée. Sa Lakmé est d’autant plus exceptionnelle qu’elle s’éloigne de la vestale « sucrée » entendue et attendue dans cet emploi par le passé. C’est au contraire une héroïne de chair et de feu que la jeune chanteuse française incarne, une femme dévorée par l’amour, capable par passion de tous les sacrifices. Dotée d’un beau médium et d’une voix puissante – qualités rares chez une soprano colorature –, elle n’en demeure pas moins prodigieuse dans ses cadences, ses notes piquées, ses pianissimi éthérés et ses suraigus, jusqu'au contre-Mi de l’air des clochettes, qu'elle exécute sans la moindre tension. Côté jeu, l’artiste évolue sur le plateau avec un naturel confondant ainsi qu’un métier déjà indéniable. Elle confère une âme véritable à la prêtresse parjure par amour, et bouleverse dans son air final : « Tu m’as donné le plus doux rêve ». C’est un triomphe aussi incroyable que mérité que lui réserve le public marseillais au moment des saluts.

Son Gérald n’est autre que le ténor bordelais Julien Dran qui a effectué sa prise du rôle il y a tout juste trois mois à l’Opéra de Tours, et qui vient de briller sur cette même scène dans le rôle de Tebaldo (Capuleti ed i montecchi) le mois passé. En meilleure forme encore que dans la capitale tourangelle, on ne peut qu’admirer l’art de la diction, l’élégance dans l’expression ainsi que la fantastique projection de la voix du jeune chanteur. Chez Nicolas Cavallier, on retrouve cet art du bien-dire, avec en plus une épaisseur dans le timbre qui respecte la nature de Nilakantha. De son côté, la mezzo franco-marrocaine Majdouline Zerari campe une superbe Mallika, avec un timbre velouté et envoûtant, qui se marie parfaitement à celui de l'héroïne. Le Frédéric élégant du baryton français Marc Scoffoni complète cette distribution, sans oublier la charmante Miss Ellen d'Anaïs Constans, l’autoritaire Miss Bentson de Cécile Galois et le touchant Hadji de Loïc Félix.

Côté mise en scène, la femme de théâtre suisse Lilo Baur restitue bien l’ouvrage dans son contexte colonialiste, sous la Pax Britannica : l’incommunicabilité des deux civilisations – indienne et anglaise – s’en trouve renforcée. L’amour de Lakmé et Gérald apparaît, alors, comme une parenthèse dans le déroulement de l’histoire. Sa mise en scène ne se détourne finalement pas d’une certaine tradition, mais sans tomber dans l’illustration folklorique ou de pacotille. La suissesse joue au contraire ici la carte de la sobriété et de la stylisation, au travers d’une scénographie simple, mais de toute beauté : au I, un monticule de terre rouge que vient bientôt souiller un bol rempli d’épices jaunes renversé par Gérald ; au II, un empilement d’ustensiles hétéroclites finit par composer un temple typiquement hindou (image aussi originale que magnifique) ; au III, un saule pleureur formé par un entrelacs de lianes – à travers lequel filtre de superbes éclairages signés Gilles Gentner – vient protéger les amours illégitimes de Lakmé et de Gérald.

Enfin, à la tête de l’Orchestre Philharmonique de Marseille, le jeune chef américain Robert Tuohy – grâce à une battue sûre et déterminée – confère impact et cohérence à la soirée, avec en plus cette touche de sensualité, voire cette pointe d’humour, qu’appelle une œuvre au charme désuet.

Emmanuel Andrieu

Lakmé de Léo Delibes à l’Opéra de Marseille (mai 2017)

Crédit photographique © Christian Dresse

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