Matinée d’ivresse et de bonheur total, c’est tout simplement émerveillés que nous somme sortis du Théâtre National du Capitole, où Christophe Ghristi a eu la bonne idée à la fois d’afficher la trop rare Rusalka d’Antonin Dvorak, et d’en confier la mise en scène à Stefano Poda qui, comme de coutume, signe non seulement la mise en scène, mais également les décors, les costumes, les lumières et même les chorégraphies de son spectacle. Dans une époque où règne en maître un regietheater à bout de souffle, qui recycle ad nauseam les mêmes ficelles avec un goût prononcé pour le triste et le moche, Stefano Poda réaffirme, quant à lui, la nécessité du beau et du rêve à l’opéra, dans son travail scénique comme dans ses notes d’intention d'ailleurs : « Monter un opéra, c’est pour moi la possibilité de mettre sur pied un monde parallèle, purement spirituel, qui suscite l’évasion des contingences matérielles. Je refuse par conséquent toute tentative d’actualisation, tout message politique simpliste. Car l’opéra, c’est d’abord, chez moi, la négation du réel ». Pour une fois, les notes d’intention sont suivies d’effets et sont réalisées sous nos yeux, et c’est un spectacle à la fois poétique, intelligent, onirique, et pour tout dire époustouflant, auquel nous assistons, avec une dose de mystère et d’émotion savamment orchestrée, mais aussi avec une réflexion « écologique » du sujet, comme les conséquences de l’intrusion de l’homme dans l’équilibre de la Nature (au II).
À l’ouverture du rideau de scène, nous sommes plongés – en même temps que les ondins et ondines du livret – dans un univers aquatique, le plateau étant recouvert d’eau, avec un bassin central profond où certains des protagonistes, mais surtout les formidables membres du Ballet du Capitole (grimés ici en elfes blancs) n’auront de cesse de plonger, pour un effet toujours saisissant, tout comme ces grappes alla Rodin qu'ils formeront pendant toute la durée du spectacle. Comme toujours avec Stefano Poda, comme dans son Faust lausannois en 2016 ou son Elisir d’amore rhénan la même année, des élément énigmatiques – ici d’immenses mains blanches descendant des cintres ou encore cette lune éventrée au centre de laquelle est placé un être humain en position fœtale – viennent ponctuer le spectacle, entre symbole et mystère. Changement radical d‘univers avec le palais du prince, au II, dont les parois sont composées de prosaïques circuits électriques, tandis que le Marmiton et le Garde forestier s’affairent à remplir des sacs poubelle de détritus. Le Prince et la Princesse étrangère sont ensuite démultipliés en huit couples de clones, qui s’entredéchirent le plus souvent, mais avec des moments plus tendres également. Au III, on retrouve le décor aquatique de l'acte I, le Prince finissant dans l’eau profonde de l’espace central, tandis que Rusalka l’observe depuis le bord, sans qu'on sache s'il va se noyer ou si elle va le sauver...
À ces images d’une beauté fascinante, le chef allemand Frank Beermann – après nous avoir subjugués dans cette même fosse avec Parsifal en 2020 et Elektra en 2021 – répond par une direction exaltante. Sous sa baguette et grâce à un Orchestre National du Théâtre du Capitole rutilant et foisonnant de couleurs, Rusalka marque plus que jamais le point culminant de la période créatrice de Dvorak, mêlant racines folkloriques, influences wagnériennes et recherches particulièrement poussées dans l’orchestration. L’enchantement des yeux gagne donc aussi celui des oreilles.
Après avoir brillé in loco en Marguerite dans Faust en 2016 et Violetta Valéry dans La Traviata en 2018, la soprano roumaine Anita Hartig campe une magnifique Rusalka. La beauté de sa voix et l’expressivité de son chant font du personnage bien davantage qu’une héroïne de conte de fées : une femme luttant pour s’adapter aux règles d’un monde qu’elle découvre. La souplesse de son émission fait particulièrement merveille dans le haut médium et l’aigu, où elle envoûte littéralement les spectateurs. La richesse et la chaleur de son médium la rendent encore plus performante dans le bouleversant air initial du III que dans le célébrissime « Chant à la lune » du I. Puissant et percutant, le ténor du polonais Piotr Buszewski (Le Prince) se marie idéalement avec les accents de sa partenaire, dont il épouse également la qualité des nuances. Triomphe mérité aussi pour le magistral Vodnik du baryton-basse russe Aleksei Isaev, à la fois puissant, incisif, expressif et émouvant. Et chapeau bas à l’acteur, qui doit chanter la majeure partie du temps dans l’eau, multipliant les plongeons dans le bassin central ! De son côté, le trio des Nymphes (Valentina Fedeneva, Louise Foor et Svetlana Lifar) se révèle d’une homogénéité parfaite, alors que la Jezibaba (chauve et tout de noir vêtue) de Claire Barnett-Jones (pour Janina Baechle initialement annoncée) ravit par ses aigus pleins d’aplomb, qui nous dédommagent de quelques graves plus faibles. L’intense mezzo de Béatrice Uria-Monzon, pour courte que soit sa partie, déploie la beauté vénéneuse de la Princesse étrangère, avec un médium moiré et riche, que couronnent quelques notes exposées au superbe éclat. Enfin, aux côtés du solide Garde forestier de Fabrice Alibert, la jeune Séraphine Cotrez séduit par la pure beauté vocale de son Marmiton.
Bref, un spectacle mirifique comme on en voit deux ou trois tout au plus par saison !
Rusalka d’Antonin Dvorak au Théâtre National du Capitole de Toulouse, le 9 octobre (et jusqu'au 16 octobre) 2022
Crédit photographique © Mirco Magliocca
Rusalka - Opéra National du Capitole de Toulouse (2022)
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