Streaming : grandiose Gloriana de Britten à la Royal Opera House de Londres

Xl_gloriana © DR

Septième opéra de Benjamin Britten, Gloriana fut écrit pour célébrer le couronnement de la reine Elizabeth II. La première en juin 1953 à la Royal Opera House de Londres – où était repris l’ouvrage en 2013, en coproduction avec la Hamburgische Staatsoper, pour fêter le soixantième anniversaire de la création de l’opéra (mais aussi les 60 ans de règne de la Reine…) – ne fut pas un succès : cela arrive souvent dans le cas d’œuvres « de circonstance », et il fallut attendre une nouvelle production trois ans plus tard à Sadller’s Wells pour que l’on se rende compte de la véritable valeur de l’ouvrage...

Gloriana n’est pas un opéra d’action mais plutôt un drame psychologique dont on pourrait dire de façon superficielle qu’il s’attache à la vie publique et privée d’Elizabeth 1ère, ici en proie au conflit douloureux entre émotions intimes et exigences de la vie politique. C’est aussi un drame historique dans la lignée de Don Carlos ou de Boris Godounov : la révolte du Comte d’Essex est racontée par un chanteur aveugle qui ressemble à l’Innocent de Boris (à l'acte III). « Gloriana », la reine vierge, est devenue vieille et disgracieuse (elle apparaît chauve au troisième acte), mais elle possède encore tout son charme et sa puissance politique aux yeux de ses anciens favoris tels Robert Cecil ou Sir Walter Raleigh, et même des plus jeunes tel Roberto Devereux, comte d’Essex, dont la brève ascension est arrêtée par son manque de courage en Irlande. Mais cette œuvre n’est pas « Elizabeth & Essex », comme dans l’ouvrage de Donizetti Roberto Devereux (dont nous avons chroniqué une production du MET la semaine dernière), bien que le livret doive beaucoup à l’ouvrage du même nom écrit par Lytton Strachey (en 1928). Même si Essex (écrit à l’origine pour Peter Pears, le compagnon de Britten) est le principal personnage masculin de l’histoire, il n’est qu’un pion sur l’échiquier de la reine, et n’apparaît ainsi que lorsque les nécessités dramatiques l’exigent. Musicalement, le compositeur anglais trouve matière, grâce à l’excellent livret de William Plomer, à déployer sa veine mélodique dans des airs et des ensembles, en y ajoutant ici ou là une touche éminemment personnelle, comme dans la scène de Norwich (au II) plus proche du masque anglais de l’ère élisabétaine que de l’opéra proprement dit.


Gloriana (c) ROH

Comme Emilia Marty dans L’Affaire Makropoulos de Janacek ou, plus proche de l’auteur, le rôle-titre dans Peter Grimes, Elizabeth est le pivot de l’intrigue, le destin de la représentation reposant entièrement sur les épaules de son interprète. Sans atteindre le degré d’émotion, notamment dans le troisième acte, d’une Josephine Barstow (que nous avions vue au Teatre del Liceu de Barcelone il y a près de vingt ans dans une production signée par Phyllida Lloyd), la soprano anglaise Susan Bullock possède tous les atouts pour s’y mesurer : la déclamation exemplaire, les inflexions, la couleur de la voix, la présence et les dons d’actrice. Royale en toute circonstance, elle n’oublie jamais qu’elle est la fille d’Henry VIII, et que les intérêts de son royaume doivent passer avant ses propres sentiments et émotions. Jamais prise en défaut par une tessiture aigüe particulièrement tendue (son répertoire de base est le chant strausso-wagnérien), elle a de plus le mérite de s’intégrer à l’équipe réunie autour d’elle sans jouer les vedettes.

Autour d’elle, la ROH a réuni la fine fleur du chant britannique, à commencer par le ténor anglais Toby Spence (splendide Pylade  dans Iphigénie en Tauride au Festival de Bucarest l'été dernier) qui offre un portrait charmant mais égocentrique de Roberto Devereux, porté autant sur la colère qu’à l’amour, nerveux au point qu’on doute de son équilibre mental. Vocalement, il offre un chant vibrant que sert un timbre particulièrement charmeur, mis en valeur notamment dans la fameuse Lute song au II, d’une irrésistible ardeur poétique. Jeremy Carpenter est un brillant Cecil, Clive Bayley un sage Raleigh, tandis que Mark Stone (intense Wozzeck à Genève il y a trois saisons) fait forte impression dans le rôle essentiel de Lord Mountjoy. Créé par Dame Joan Sutherland, le rôle de Lady Rich est superbement servi par les envolées lyriques et soyeuses de Kate Royal, la mezzo irlandaise Patricia Bardon dessinant, de son côté, une Lady Essex à la forte personnalité.

Richard Jones offre ici un spectacle haut en couleurs qui bénéficie incontestablement de son humour, de son intelligence et son inventivité – marques de fabrique du célèbre homme de théâtre britannique dont nous avons pu apprécier le talent à maintes reprises, comme avec un inoubliable Chevalier à la Rose au Festival de Glyndebourne, quelques mois seulement après cette captation. Sa mise en scène se présente comme une « mise en abyme » de Gloriana, où la jeune reine Elizabeth II vient assister, sous le toit d’une immense grange, à la représentation d’un opéra mettant en scène son illustre devancière. Il réussit aussi bien à rendre compte des grandes scènes de genre en public (le carrosse recouvert de fleurs au I, ou la visite de Norwich, au II, avec son décor de légumes alla Arcimboldo, où le monogramme « E.R. » est tracé en potirons sur fond de courgettes !), que les moments plus intimes (la scène du Lute song, le monologue sur la solitude du pouvoir au début du III…), pour un résultat aussi brillant que drôle, tout en laissant ce qu’il faut de place à l’émotion…

Enfin, grand spécialiste de ce répertoire, après avoir notamment défendu l’ouvrage à Leeds (Opera North) dans les années 90, le chef britannique Paul Daniel dirige le chef d’œuvre de Britten avec une maestria stupéfiante, réussissant à unir parfaitement les différentes composantes de l’œuvre. Sous sa battue claire et expressive à la fois, l’Orchestre et le Chœur de la Royal Opera House donnent le meilleur d’eux-mêmes, notamment dans une scène finale d’anthologie. Et à l’écoute de cette extraordinaire partition, l’on regrette que Britten ne se soit plus jamais attaqué à un opéra de vastes dimensions. Mais échaudé par les sévères critiques du Times à l’époque, il fut malheureusement dissuadé de revenir à cette esthétique, alors même que le Théâtre Bolshoï l’avait sollicité pour composer un ouvrage sur Anna Karénine, le célèbre roman de Léon Tolstoï. Quel immense dommage…

Emmanuel Andrieu

Gloriana de Benjamin Britten à la Royal Opera House (disponible jusqu’au 24 mai sur Youtube en cliquant ici).

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