En 2018, alors qu’on fêtait le centième anniversaire de Leonard Bernstein à l’Opera North (avec son premier opus lyrique Trouble in Tahiti, dont nous venons de rendre compte), le Festival de Glyndebourne célébrait celui des soixante ans de la création mondiale de Vanessa, le chef d’œuvre du compositeur américain Samuel Barber (1910-1981), un ouvrage que nous n'avons vu qu’une seule fois sur scène, à l’Opéra de Monte-Carlo au début des années 2000 avec l’immense Kiri Te Kanawa dans le rôle-titre. Deux ans auparavant, le Festival de Wexford avait eu la bonne idée de le mettre également à son affiche, et notre confrère Helmut Pitsch en avait rendu compte. Ainsi, le purgatoire semble enfin toucher à sa fin tant pour le compositeur que pour son merveilleux ouvrage, créé au Metropolitan Opera de New-York en 1958.
À la fin des années 50, le fait que Barber propose un opéra qui se passe en 1900 – et qui aurait pu être écrit à cette même époque – pouvait être perçu comme une provocation contre l’avant-garde, mais on peut goûter aujourd’hui sans arrière-pensée le classicisme alla Puccini de la partition. Ce qui frappe d’abord, c’est de découvrir à quel point Barber aime la voix humaine et sait l’exalter. Rien d’étonnant à cela : sa mère jouait du piano et sa tante était un contralto célèbre en son temps. Dès l’âge de dix ans, le gamin se lance dans la composition d’un opéra. Plus tard, il étudie le chant, ainsi que le piano, la composition et la direction d’orchestre. Dans Vanessa, Barber offre un chant mélodieux, porteur d’émotion : ainsi le Lamento initial de Vanessa citant Œdipe, et le duo de la même avec son amant Anatol « Love has a bitter core ». Et pour finir, un magnifique quintette « To leave, to break, to find, to keep » qui tire la morale mélancolique du drame. En contrepoint, un air joyeux sur les tourterelles accompagne la danse, tandis qu’un hymne religieux évoque le puritanisme, soit la clef du drame...
La parfaite osmose entre la musique et le livret illustre la complicité intime qui liait le compositeur à Gian Carlo Menotti, son compagnon dans la vie, et auteur d’un texte riche, romanesque et complexe (mais aussi d’opéras célèbres, comme Le Consul ou Le téléphone…). Vanessa, qui s’est isolée dans l’attente d’un homme, reporte cet amour à sens unique sur le fils du disparu. Mais ce dernier est un séducteur qui, en une nuit, fait la conquête d’Erika, la nièce de Vanessa ; ils partent ensemble pour Paris, laissant Erika à la place que tenait Vanessa au début, refermant le cycle de la malédiction. Ce trio malheureux se situe dans la grande tradition romanesque américaine, telle celle du Henry James de Washington Square, qui montre une héroïne frustrée amoureuse d’un séducteur cynique.
Le metteur en scène britannique Keith Warner a traité l’œuvre comme une pièce d’Ibsen, recréant cet univers nordique à la fois austère et sensuel, fait d’ennui, d’attente, de désirs refoulés et de défoulements. Rigueur, précision, dépouillement, tout est parfaitement dosé pour que les passions puissent éclater avec force, sans qu’il soit besoin d’excès de gestuelle ou d’effets grandiloquents, même si les indispensables vidéos (signées par Alex Uragallo) prennent parfois le relais de manière intrusive. Dans une scénographie extrêmement raffinée, conçue par Ashley Martin-Davis, les personnages évoluent ici dans un univers de luxe glacé, la transparence du décor mettant encore plus à nu l’opacité psychique et affective de ces trois femmes murées dans leur silence et leurs contradictions, dans une ambiance qui évoque également les univers des drames de Tchekhov ou Strindberg.
Dans le rôle-titre, la soprano anglaise Emma Bell – dont on se rappelle la forte présence en Madame Lidoine (Dialogues des carmélites) à Hambourg il y a trois ans – marque les esprits. À la beauté épanouie de la femme toujours séduisante, elle joint une voix à la fois corsée et colorée, avec un aigu filé qui semble vouloir suspendre le cours du temps. C’est somptueux à tous égards, y compris pour l’incarnation insolente d’abattage de cette créature attrayante et redoutable. Erika, personnage attachant par sa passion et sa lucidité, trouve dans la mezzo française Virginie Verrez (de son côté magnifique Dorabella à l’Opéra de Lille il y a trois saisons) une interprète émouvante, au timbre plein de fraîcheur et de spontanéité, qui fait merveille dans le très bel air « Must the winter come so soon ». Avec son physique avenant, mais ici séducteur plus par mollesse que par conviction, le ténor lituanien Edgaras Montvidas campe un parfait Anatol, dont il possède la vaillance vocale. Véritable sphinx à la présence obsédante, la grande Rosalind Plowright se montre fabuleuse de maintien, de rayonnement, et de fraîcheur vocale dans ses quelques interventions. De leurs côtés, Donnie Ray Albert campe un excellent Médecin, dont la jovialité cache mal une blessure profonde, tandis que William Thomas n’est pas moins convaincant en Majordome, et ses courtes réparties révèlent une belle voix de basse.
Enfin, le jeune chef tchèque Jakub Hrusa (né en 1981), placé à la tête d’un fabuleux London Philharmonic Orchestra, donne vie à la partition en la traitant comme une œuvre de théâtre, mais en sachant bien faire ressortir tout ce qui appartient aussi au Barber symphoniste. Une mirifique production que Glyndebourne a eu la bonne idée de filmer (et qui existe donc en DVD) !
Vanessa de Samuel Barber sur le site du Festival de Glyndebourne (disponible jusqu’au 21 juin).
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