Quand, en 1828, Gioacchino Rossini offre au public parisien son Comte Ory il ne peut imaginer qu'Il Viaggio a Reims, œuvre de circonstance par définition, deviendra un must, plus d’un siècle et demi plus tard. Il ne pouvait non plus soupçonner que l’opéra-comique français, à partir de la deuxième moitié du XIXe siècle, accoucherait de Noces de Jeannette, de La Fille de madame Angot ou encore de Phi-Phi… Le Comte Ory, revenu à la mode dans les années 1950, essentiellement grâce aux efforts du festival de Glyndebourne, souffre encore aujourd’hui d’un double handicap : le voisinage d’Il Viaggio qui, par l’ampleur du propos, appelle des solistes hors pair ; et l’esthétique d’opérette dans laquelle la France l’a longtemps emprisonné, conférant au texte et à la musique une vulgarité absente chez Rossini, même si l’on sait combien le livret passablement grivois d’Eugène Scribe et Charles-Gaspard Delestre-Poirson peut aisément dégénérer en farce triviale et se prêter aux outrances les plus grossières.
A l’Opéra de Monte-Carlo, dans une production importée de Zurich, le célèbre duo Patrice Caurier et Moshe Leiser (PatMosh pour les intimes) signe un spectacle réjouissant, débridé et d’une intarissable fantaisie. Avec autant d’humour que d’impertinence, le duo transpose l’action dans la France rurale patriotique (que de drapeaux tricolores !) et encore coloniale, de l’immédiat après-guerre. Lunettes noires et canne blanche, notre Comte Ory est travesti en moine barbu, bedonnant et aveugle, dont la caravane décorée d’une croix stationne sur un terrain vague, en contre-bas d’un village qui sent bon la France profonde. Sa pseudo-infirmité lui sert de prétexte pour laisser ses mains se balader sur les corps pressés contre lui, avant qu’ils n’entraînent dames mûres et demoiselles consentantes à l’intérieur de son mobil-home... dont elles ressortent toutes, peu après, avec des mines extatiques. De son côté, Isolier est un jeune bidasse déluré, toujours la clope au bec, qui réussira à détrousser une Comtesse Adèle qui apparaît d’abord en femme bigote et coincée, avant que le plaisir charnel découvert avec le page ne révèle sa féminité et ne réveille ses sens. Peut-être l’image finale va-t-elle un peu loin, et flirte avec le grivois, qui voit le retour des chevaliers de Palestine se transformer en partie fine géante, se voulant également un véritable abécédaire du Kama-Sutra !
Alors qu’elle va prendre la tête de l’Opéra de Monte-Carlo dans deux ans (on vient de s’entretenir à ce sujet avec la diva romaine), Cecilia Bartoli réserve de plus en plus ses apparitions à la vénérable institution monégasque, après un inoubliable spectacle dans le cadre de la fête nationale il y a tout juste trois mois. Après avoir été, au début de sa carrière, un Isolier de référence, elle interprète le rôle de la Comtesse Adèle avec une vocalité qui convient parfaitement à ses moyens actuels, et une virtuosité toujours aussi maîtrisée. Composant un personnage savoureux de bourgeoise BCBG qui se dévergonde, elle ne joue jamais à la vedette et s’intègre parfaitement à toute l’équipe. Sa prononciation de notre idiome est par ailleurs excellente, et c’est un bonheur sans retenue que de l’entendre faire un sort à chaque mot, et chaque syllabe du texte !
Le rôle-titre est confié au ténor russe Maxim Mironov qui sait lui aussi ce que le chant rossinien signifie, avec une vocalisation exacte, des aigus et notes extrapolées émis sans effort, des coloratures précises, une puissance suffisante dans la bonbonnière qu’est la Salle Garnier, et un timbre auquel nous trouvons un certain charme. Et il faut rajouter à toutes ces qualités vocales une vis comica incontestable, qui en font donc un des Comte Ory parmi les plus plausibles du moment. La soprano mexicaine Rebeca Olvera, si elle n’a pas la voix grave voulue par Rossini, ne se montre pas moins excellente dans ce rôle de travesti qu’elle endosse à merveille, tandis que le vétéran italien Pietro Spagnoli incarne un Raimbaud toujours aussi efficace, malgré la légère usure des moyens… une usure qui malheureusement entache désormais le chant de la mezzo roumaine Liliana Nikiteanu (Dame Ragonde). De son côté, la basse argentine Nahuel Di Pierro offre son timbre somptueux et sa puissance vocale au Gouverneur, mais aussi un grave flamboyant qui descend avec aisance jusqu’au Fa grave. Enfin, les Chœurs de l’Opéra de Monte-Carlo, toujours aussi excellement préparés par Stefano Visconti, convainquent autant par leur engagement vocal que par la précision de leur jeu scénique.
Enfin, on ne pourra que regretter que l’excellent Gianluca Capuano ait dû laisser la baguette à un Jean-Christophe Spinosi toujours aussi survolté, qui pêche ici par excès d’élan et de rythme (à part, et c’est heureux, dans le sublime trio « A la faveur de cette nuit obscure » du II), là où l’on aurait souhaité plutôt une direction aérienne et plus mousseuse. Les Musiciens du Prince-Monaco n'en demeurent pas moins irréprochables pour ce qui les concerne.
Le Comte Ory de Gioacchino Rossini à l’Opéra de Monte-Carlo, le 25 février 2021
Crédit photographique © Alain Hanel
27 février 2021 | Imprimer
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