Un Pagliacci hautement dramatique au Festival Durance Luberon

Xl_i_pagliacci_au_festival_durance_luberon © Luc Avrial

Toujours aussi vaillamment dirigé et animé par le protéiforme musicien/homme de théâtre russe Vladik Polionov, le Festival Durance Luberon poursuit son idée originale de proposer des opéras en « format de poche ». Aux côtés du rare Rita ou le mari battu de Donizetti (malheureusement annulé à cause d’un cas de Covid parmi l’équipe de chanteurs…) et d’une adaptation de Werther (réintitulé « Werther & Charlotte », nous y reviendrons plus bas), le principal titre de cette édition 2021 était I Pagliacci de Ruggero Leoncavallo, donné deux fois devant un public plus clairsemé que de coutume (pour des raisons liées à la crise sanitaire), d’abord sur la place principale de Saint-Estève-Janson, puis dans la cour du somptueux château de La Tour d’Aigues (où nous avions vu un enthousiasmant Rigoletto l’an passé).

Comme à sa bonne habitude, Vladik Polionov dirige depuis son piano (toujours aussi vivant, précis, et virevoltant) mais a aussi réglé la mise en scène qui, si elle peut sembler minimaliste (quelques rares éléments de décors et trois paravents rouges pour permettre entrées et sorties…), ne s’avère pas moins efficace. Les costumes typiques de la Commedia dell’arte sont utilisés à bon escient, tandis que Silvio qui sort du public avant d’être assassiné par Canio est habillé en jeans/basket. Bonne idée d’avoir réutilisé l’une des fenêtres du château (et lever de pleine lune dans l’axe !) pour faire chanter à Arlequin sa sérénade. Mari et femme à la ville, Jennifer Michel (Nedda) et Juan Antonio Nogueira (Canio) rajoutent un peu plus de confusion et de vérité à la fois à cette imbrication entre vraie vie et théâtre, et Vladik Polionov ne manque pas de le rappeler dans ses commentaires d’introduction au spectacle, juste avant de se mettre au piano. Mais le succès du spectacle repose surtout sur une implication totale des artistes réunis ici, qui nous ont fait croire au drame, et donc vibrer avec toujours plus de force au fur et à mesure de l’action qui s’achève, on le sait, dans un véritable bain de sang.

Cette vérité dramatique, on la doit avant tout aux deux personnages principaux sur qui repose l’essentiel de l’ouvrage. Même si le personnage de Canio appelle une largeur de voix et une puissance que Juan Antonio Nogueira (qui fait partie des chœurs de l’Opéra de Marseille) ne possède pas exactement, il n’en demeure pas moins un chanteur plutôt solide et surtout un excellent comédien, qui se montre crédible dans ses tourments autant que dans sa rage meurtrière. Pilier de l’Opéra de la cité phocéenne où nous l’avons entendue dans de multiples rôles « secondaires », la soprano Jennifer Michel accède enfin aux rôles de premiers plans qu’elle mérite et que sa belle voix lyrique et brillante appelle. À la richesse naturelle du timbre se joint une plasticité vocale qui font littéralement merveille dans ce personnage auquel elle apporte également un très bon jeu scénique. Elle s’adonne par ailleurs à un lyrisme éperdu avec le Silvio idéalement sexy de Florent Leroux-Roche, au physique de mannequin, et dont l’interprétation sert de contrepartie à la trivialité ambiante grâce à une certaine noblesse dans le timbre et le phrasé. Tout à l’inverse, le Tonio de Norbert Dol est tout de frusteté, et la rudesse de ses accents tombe à points nommés pour cette partie. Excellent également le Beppe tout en mobilité d’Arnaud Hervé, auquel il prête sa jolie voix de ténor pleine de couleurs.

La veille, c’est devant la façade de l’Eglise de Grambois que Vladik Polionov montait une version très particulière de Werther, ici recentrée sur les deux personnages principaux du drame de Goethe et mis en musique par Jules Massenet. Ce Werther et Charlotte réunissait un habitué du festival, le ténor lyonnais Rémy Poulakis (Werther) et la contralto française Sarah Laulan (Charlotte) qui, comme leurs collègues précités, forment un couple à la ville. Par ailleurs excellents acteurs tous deux, ils nous emportent facilement dans le tourbillon de passion et dans les affres que rien ne vient perturber dans cette mouture d’une heure, d’une incroyable intensité émotionnelle, sans les épisodes charmants ou ludiques confiés au Bailli ou à Sophie dans la version originale… Rémy Poulakis campe un Werther stylé et raffiné, très investi dramatiquement, à la diction excellente. On peut regretter un aigu qui a un peu de mal à se libérer ce soir, du fait de problèmes de gorge quelques jours plus tôt, mais il sait trouver à l’heure de la mort des demi-teintes déchirées et des aigus en voix mixte parfaitement en situation et profondément émouvants. Le timbre ambré de Sarah Laulan, et son aisance dans l’aigu, sont idéaux pour Charlotte, même si le texte manque parfois d’intelligibilité. Mais c’est surtout par la puissance de l’incarnation et par l’intensité des sentiments qui vont crescendo qu’elle emporte définitivement la partie, notamment dans l’air des lettres et lors d'une prière à Dieu d’une force poignante. Enfin, en maître d’œuvre, Vladik Polionov offre un bel écrin sonore et visuel à ses deux chanteurs-acteurs, qu’il sait mettre en valeur tant par le choix qu’il a fait des costumes d'époque que par les notes amoureuses et enveloppantes qu’il distille depuis son instrument.

Emmanuel Andrieu

I Pagliacci de Ruggero Leoncavallo au Festival Durance Luberon, le 20 août 2021

Crédit photographique © Luc Avrial
 

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