Anna Pirozzi sur les traces de Callas dans Médée à Athènes

Xl_medea_anna-pirozzi_greek-national-opera-c-andreas-simopoulos-40 © Andreas Simopoulos

La soprano Anna Pirozzi inscrit le rôle, qui s’affirme d’emblée comme l’un des meilleurs de sa carrière, dans l’histoire de l’Opéra national de Grèce à Athènes.

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Des rôles que Maria Callas a endossés, certains ont marqué l’histoire de l’opéra d’une empreinte définitive. L’on pense à Lucia, Violetta, Norma ou Tosca. Celui de Médée a paru, à l’époque moins évident, car il fallait, dans ce cas, l’exhumer après des années d’oubli.

Une œuvre à la carrière tourmentée

En 1792, Cherubini, décide d’utiliser un livret de François-Benoît Hoffman réalisé sur la base du matériau originel d’Euripide et de la pièce de Pierre Corneille. Le mythe de Médée est l’un des plus sanglants et son crime le plus monstrueux alors que tuer symboliquement l’époux passe par assassiner la progéniture commune.

Le compositeur n’est alors pas vraiment en vogue ; nous sommes dans la dynamique de la Révolution française et la forme d’opéra adoptée, en continuité de la tragédie lyrique, apparaît comme la suite d’un art d’élite déconnecté des préoccupations du peuple. La référence antique, l’absence de « fin heureuse » de mise à l’époque et l’écriture des dialogues en alexandrins ne permettent pas à l’œuvre de connaitre un début de carrière prospère. Après une quarantaine de représentations, elle disparaît de l’affiche. Médée ne reviendra en France qu’en 1962, dans sa version italienne (!), lors de concerts donnés à la Salle Wagram (Rita Gorr est Médée et Georges Prêtre est à la baguette).

C’est finalement du reste de l’Europe que vient la survie immédiate de Médée après sa création. Tout d’abord de Berlin (1800) et Vienne (1802) où l’on monte une version traduite en allemand. C’est ensuite à Franz Paul Lachner que l’on doit, en 1852, une transformation majeure à savoir le remplacement de la prose par des récitatifs dont il compose lui-même la musique. C’est finalement avec ces ajouts (traduits cette fois en italien) que l’œuvre prendra une forme quasi définitive, celle que Maria Callas mettra à son actif à partir de 1953 (Florence, Milan, Venise et Rome) dans une production de Margherita Wallmann.

Callas et (est) Médée

En 1958, le tout récent Opéra de Dallas décide de programmer Médée dans une nouvelle production et c’est Callas elle-même qui choisit le metteur en scène : il s’agira de son « compatriote » grec Alexis Minotis (accompagné de Yannis Tsarouchis aux costumes et décors). La distribution, dirigée par Nicola Rescigno, est prestigieuse : outre la Divine, Jon Vickers est Jason, Nicola Zaccaria est Créon et Teresa Berganza, Neris.

Après un passage par Londres en 1959 (avec cette fois, Fiorenza Cossotto dans le rôle de Neris), c’est finalement le Théâtre antique d’Épidaure – qui accueillit les pièces antiques à partir du 2e siècle avant notre ère – qui devient un lieu emblématique pour la production. L’évènement est considérable : les faits et gestes de la Diva (qui arrive à Épidaure avec le yacht « Christina » d’Aristote Onassis) sont scrutés à la loupe ; les « peoples » se pressent ; les deux représentations du 6 et 13 août 1961 sont historiques… Médée est ainsi l’œuvre qui établit, de manière définitive, les liens entre Callas et la Grèce, le pays de ses origines qu’elle a quitté très tôt. Pour le centenaire de la naissance de la cantatrice, reprendre l’opéra de Cherubini sonnait donc comme une évidence.


Médée, Opéra national de Grèce (c) Andreas Simopoulos

Les décennies suivantes, Médée continuera à connaître les honneurs des scènes athéniennes ; elle est redonnée en 1973 avec Leonie Rysanek puis en 1994/1995 avec Grace Bumbry et Rosalind Plowright. Enfin, le festival d’Athènes accueillera en 2007 la production de Yannis Kokkos avec Anna Caterina Antonacci.   

Comme dit précédemment, Médée apparaît par son écriture musicale comme une œuvre de transition : elle est encore nettement empreinte du classicisme hérité de Gluck, se caractérise par une diversité d’enchainements harmoniques et la ligne de chant de l’héroïne, très tendue, subit des ruptures brutales vers l’aigu. Le rôle principal réclame, dans l’idéal, une véritable « tragédienne lyrique » aux moyens étendus, à la technique aussi solide que souple dans tous les registres. Les difficultés exigées ne sont d’ailleurs probablement pas étrangères, lorsque l’on regarde les grandes titulaires du rôle, à la rareté de l’œuvre et à sa carrière erratique.

Le retour à Athènes

Monter Médée à Athènes en 2023, certes, était une décision forte, mais encore fallait-il trouver une chanteuse à la hauteur pour s’inscrire en continuité de Maria Callas dont l’ombre portée est naturellement écrasante. Incarner Médée aujourd’hui, c’est savoir s’y imposer sans devoir forcer la voix ou tricher. En septembre, Sondra Radvanovsky a inauguré, avec succès, la mise en scène –  reprise à Athènes – de David McVicar au Metropolitan Opera ; Marina Rebeka pourrait aussi avoir des atouts pour assurer, un jour, la terrible tessiture.

Et indéniablement, avoir encouragé Anna Pirozzi à faire sa prise de rôle, ici dans la version italienne, s’impose comme un choix d’une grande pertinence, car elle est aujourd’hui la mieux armée compte tenu de son répertoire de soprano dramatique d’agilité qui lui permet de côtoyer Abigaille et Lady Macbeth.

Mère et infanticide, il faut, au-delà de la tessiture ravageuse, trouver le savant équilibre entre le geste et une voix idéalement maîtrisée sur tout le spectre exigé, ce qui est, sans conteste, l’immense force de la soprano italienne. Durant tout l’opéra, la mère connait des hésitations, mais la monstruosité est prête à surgir à tout moment.

L’air d’entrée semble une synthèse achevée de cette dualité. Caressante, mais ambiguë dans le « De tuoi figli la madre », Anna Pirozzi s’appuie sur une projection impressionnante et les couleurs d’un médium riche. La lenteur de l’air lui permet de développer son legato et des piani parfaitement maîtrisés. Dans le duo qui suit (« Nemici senza cor »), l’assurance de ces aigus terrifiants lancés sur le rythme rapide adopté par le chef montre un volcan qui entre en éruption et dont la lave de la vengeance engloutira bientôt tout. On retrouve les mêmes accents dans le duo avec Créon à l’acte II. Implacable, Pirozzi va, par la suite, porter, à chaque instant, cette rare alchimie qui fait de Médée tout sauf une personne univoque, une femme en proie aux doutes, humaine en somme, ce qui rend son crime d’autant plus odieux. À cet égard, bien qu’empruntant souvent un ton effrayant, elle se démarque probablement de Callas en y ajoutant une troublante faillibilité. Elle assure superbement les déclamations des nombreux récitatifs, les invocations comme les scènes où les réflexions viennent en contradiction des ruses et de la duplicité qu’elle emploie vis-à-vis des autres personnages.


Médée, Opéra national de Grèce (c) Andreas Simopoulos

Le troisième acte est magistral. S’appuyant d’abord sur son registre grave pour convoquer avec force les puissances infernales (« Numi, venite a me »), Anna Pirozzi verse dans la douceur-douleur tragique alors qu’elle retrouve ses enfants (« Del fiero duol »). À partir du « E che ? Io son Medea », Pirozzi s’engagera avec la rage et la froideur de l’infanticide vers la terrible et définitive descente aux enfers.

Pour l’occasion historique qu’est la célébration de Callas, Pirozzi aura su s’inscrire dans les pas de son illustre devancière – avec qui elle a parfois des accents communs – tout en parvenant à se singulariser, apportant ainsi une nouvelle et marquante pièce au prestigieux récit de cette Médée de Cherubini qui, partie de Grèce à l’antiquité y est revenue, en majesté, en passant par Paris.

À ses côtés, la révélation de la représentation s’avère être la Neris de la jeune mezzo Nefeli Kotseli dont il faudra absolument suivre la carrière. Par sa tessiture, elle apparaît au moins autant sœur que servante de Médée. Outre une forte présence de scène, elle interprète, au deuxième acte, d’une voix chaude et sûre, le sublime grand air que Cherubini a écrit pour le personnage (« Solo un pianto »).

Le reste de la distribution est de bonne tenue. Le ténor Giorgio Berrugi incarne un Jason lyrique, mais qui peine cependant à s’inscrire dramatiquement face à la tornade Pirozzi. Le Créon de Yanni Yannissis y réussit bien mieux. La voix patinée par le temps lui permet d’imposer un personnage de père hargneux. Dans le rôle de Glauce, Vassiliki Karayanni insuffle une belle fragilité dans son grand air du début bien que la projection ne soit pas idéale et que la voix soit un peu légère pour les affres de la Princesse de Corinthe.

À la tête de l’Orchestre de l’Opéra National de Grèce, Philippe Auguin donne toute sa mesure en défendant de manière éclatante la magnifique partition de Cherubini. Sa battue dynamique qui ne se relâche jamais, impulse une tension qui va en grandissant tout au long de l’opéra. L’ouverture comme les débuts d’acte orchestraux sont admirables et rappellent, par la richesse de l’écriture, les immenses talents symphoniques de Cherubini. Le flot orchestral qui accompagne la prosodie tourmentée de l’œuvre atteint son acmé à la toute fin de l’opéra lorsque la furie de Médée affronte la désolation des protagonistes et les clameurs du talentueux chœur de l’Opéra d’Athènes (préparé par Agathangelos Georgakatos) et que l’orchestre clôture l’aventure dans un tourbillon étourdissant.


Médée, Opéra national de Grèce (c) Andreas Simopoulos

Pour sa mise en scène, David McVicar (la reprise est assurée ici par Jonathan Loy) a fait de Médée une créature appartenant au moins autant au monde terrestre qu’au monde souterrain, une femme serpent qui rampe pour attraper ses proies. Habillée d’une robe noire couverte d’écailles, l’interprète est soumise à un exercice physique que l’on imagine assez éprouvant.

Un miroir incliné en fond en scène permet une vision aérienne de véritables tableaux tragiques. La mort de Glauce sur un immense lit ensanglanté est d’une beauté terrifiante et cette esthétique baroque est réellement éblouissante. Reste que le propos s’avère un peu confus alors que les costumes « directoire » de Doey Lüthi, anachroniques, semblent ramener l’action à l’époque de la création donc de la Révolution française. Médée, la porteuse de chaos, serait-elle aussi l’image de cette France en ébullition qui tue ses sujets dans une frénésie exterminatrice ?

Quoi qu’il en soit, pour célébrer avec force et éclat le centenaire de la Callas, l’Opéra d’Athènes a mis tous les atouts de son côté. Du choix de l’œuvre au partenariat avec le Metropolitan Opera pour la mise en scène et à la grande soprano pour incarner la terrible infanticide, les festivités sont à la hauteur de l’événement !

Paul Fourier
Athènes, 9 mai 2023

Medea (Luigi Cherubini) à l'Opéra national de Grèce, du 25 avril au 9 mai 2023

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