Bartoli, Scala et Florez, ces étoiles qui font briller l’« Ermione » de Rossini à Pesaro

Xl_ermione-rossini-opera-festival-2024-02-juan-diego-florez © Amati Bacciardi / Rossini Opera Festival

Anastasia Bartoli, Enea Scala et Juan Diego Florez en dignes descendants de la Colbran, de Nozzari et de David, c’est ce qu’il fallait pour rappeler aux spectateurs du Rossini Opera Festival, la magnificence de la musique de cet opera seria de Rossini.

Dans les années 1815-1820, Naples est le principal lieu de genèse des opéras de Gioacchino Rossini. La ville, alors, est l’une des premières d’Europe en termes de créations lyriques, grâce à ses trois excellents théâtres, deux royaux, le San Carlo (pour les drames), et le Teatro del Fondo, auquel il fallait ajouter le Teatro dei Fiorentini (ces deux derniers pour les œuvres plus légères). Ces trois institutions sont alors dirigées par le tout puissant Domenico Barbaja, dans une forme de monopole qui, admettons-le, relativise le débat actuel (notamment dans la péninsule italienne) sur les directeurs des maisons d’opéra… Barbaja sera aussi, ultérieurement, à la tête des deux théâtres de Vienne, le Theater am Kärntnertor et le Theater an der Wien, puis celui de La Scala de Milan.

Naples, ville de tradition musicale, a accueilli, entre autres, Scarlatti, Porpora, Vinci, Pergolèse, et, bien évidemment, Rossini a toutes les raisons de s’y sentir chez lui. Il va y produire une partie importante de ses grands opere serie, une série qui débute avec Armida en 1817, puis suivront Mosè in Egitto et Ricciardo e Zoraide.

Mais, la création d’Ermione, le 27 mars 1819 au Teatro San Carlo de Naples, création pourtant portée par une distribution exceptionnelle (Isabella Colbran, Andrea Nozzari, Giovanni David), est un échec cuisant et l’opéra est retiré le 19 avril après seulement sept représentations. L’œuvre réapparaîtra brièvement à Séville en 1829, puis ne sera plus donnée du vivant du compositeur, même si un certain nombre de ses airs iront nourrir d’autres opéras ultérieurs.

Il faudra attendre finalement plus de cent ans après la mort de Rossini pour voir renaître l’opéra en version de concert, en 1977 à Sienne. Puis ce seront les représentations historiques de recréation au Rossini Opera Festival de Pesaro, avec Montserrat Caballé, Marilyn Horne, Chris Merritt et Rockwell Blake. En 2008, l’œuvre reviendra dans la ville natale de Rossiniet, de fait, pour cette édition 2024, l’enjeu était de taille, compte tenu des distributions antérieures précitées

En l’absence de connaissance de critiques des rares représentations, l’échec d’Ermione a fait l’objet de nombreuses hypothèses : on a avancé le recours à un style déclamatoire issu de la tragédie française qui a pu déconcerter le public napolitain, un style d’où découlaient une tension dramatique incessante, une atmosphère sombre et pathétique et un lien serré entre les arias et les récitatifs. En conséquence, la durée de l’opéra, voire son côté « bruyant » ont été, également, invoqués.

Par ailleurs, rappelons aussi que les fins heureuses (les « lieto fine ») sont, dans cette période, préférées aux fins tragiques et, d’ailleurs, Rossini ne reproduira le schéma que pour Otello et pour Maometto II. Il est alors également inhabituel d’envoyer un souverain à la mort.

Enfin, on a conclu qu’avec son goût de l’expérimentation, Rossini aurait été finalement trop novateur, en bousculant les habitudes du public en matière de belcanto. Ainsi, il est juste de dire qu’en 1819, par ses audaces, Rossini anticipait ce qui fera le succès de Bellini, de Verdi, de Meyerbeer, voire de Wagner.

À l’inverse, deux cents années plus tard, il semblerait donc que tout ce qui fut alors cité comme des handicaps et toute cette modernité avant-gardiste soient, finalement, devenus les raisons de notre admiration pour Ermione.

L’histoire d’Ermione est inspirée de la pièce de Jean Racine, Andromaque (1667), elle-même, tirée d’Euripide. Elle se déroule après la guerre de Troie et fait se confronter un « monde trié sur le volet », à savoir Ermione, la fille de Ménélas et d’Hélène, Pyrrhus, le fils du grand Achille, Andromaque qui fut la femme d’Hector de Troie et, enfin, Oreste, le fils d’Agamemnon.

Néanmoins, Andrea Leone Tottola, le librettiste de Rossini, n’avait pas le talent de Racine et l’intrigue a plutôt servi de prétexte aux épanchements d’Ermioneet de Pyrrhus, dans leurs histoires d’amour respectives contrariées.

Ermione - Rossini Opera Festival (2024) (c) Amati Bacciardi
Ermione - Rossini Opera Festival (2024) (c) Amati Bacciardi

Un opéra novateur, empli de défis

Mais l’important dans l’œuvre, c’est la qualité d’une musique exceptionnelle qui combine des passages choraux d’une beauté inouïe avec des solos, duos, ensembles en plusieurs parties, souvent d’une extrême difficulté, car ils font s’alterner des moments rageurs à d’autres ensorcelants.

La structure musicale complexe retenue par Rossini interroge d’ailleurs sur la forme même des airs. On peine ainsi à qualifier les solos (au nombre de quatre) : la contribution de Pylade est substantielle dans la cavatine d’Oreste. Le grand « air » de Pyrrhus est également entrecoupé d’intrusions des autres personnages et celui d’Ermione, en quatre mouvements, se décompose en récitatifs, interventions du chœur et des autres solistes. Il n’est pas abusif de dire que cette dernière scène ouvre la voie aux futurs grands airs de folie des héroïnes chez Bellini et Donizetti. Par ailleurs, les duos qui exigent des interprètes exceptionnels (ce qu’étaient les créateurs) sont aussi d’une très grande puissance.

D’une manière générale, avec Ermione, Rossini semble avoir voulu, à tout moment, élargir ses formes vers de plus vastes structures musicales. Enfin, il a aussi fait des choix hardis pour ses finals d’acte : celui de l’acte I est une apothéose diabolique et l’un des chefs-d’œuvre du genre, alors que celui de l’acte II, dans lequel Ermione crache sa rage sur Oreste, l’assassin de Pyrrhus, reste assez déconcertant et permet d’imaginer la perplexité du public de 1819.

Qui, après Colbran et Nozzari ?

Les deux mythiques créateurs des deux rôles principaux sont des véritables légendes.

Isabella Colbran fut la muse du compositeur et celle qui créa la plupart des grands rôles seria féminins de Rossini (Elisabetta, Otello, Armida, Mose, Ricciardo, Ermione, La Donna, Maometto II, Zelmira). Andrea Nozzari, lui, était aussi à l’aise dans les aigus que dans les registres grave et médium, et en capacité de recourir aussi bien au chant di forza qu’à celui d’agilité ; toutes ces qualités amènent à penser que l’on inventa, pour lui, la qualification sur-mesure de baryténor.

Ces illustres prédécesseurs et les tessitures écrites pour eux par Rossini conduisaient donc à imaginer que l’on demandait aux artistes de l’édition 2024 une mission quasi impossible, car, aujourd’hui, peu de chanteurs peuvent se prévaloir des qualités exigées et des défis posés par la partition d’Ermione.

Bartoli et Scala en majesté et rompus aux plus extravagantes extrémités

Dès son entrée, Anastasia Bartoli s’impose, avec une voix de princesse autoritaire, et fait tutoyer son personnage avec la future Abigaille de Verdi. Quant au Pyrrhus d’Enea Scala, il déploie le timbre de métal, de celui qui va la défier et y laissera sa vie.

De fait, aucun des deux artistes ne séduit par son timbre ; Bartoli possède une voix tranchante, comme le poignard qu’elle va fournir à Oreste, et le haut du registre aigu de Scala lui, est instable.

Et, précisément, leur force ne réside pas dans la stricte beauté vocale, bien qu’ils soient tous deux armés d’une technique vocale remarquable, mais dans leur capacité à porter cette musique imprégnée de fureur tragique, et à même d’incarner ces amours destructeurs dignes auxquels pouvaient se prêter les Dieux frivoles de l’Olympe.

Leur premier long duo, « Non proseguir! comprendo (…) Piu straziata un’alma » d’emblée prométhéen, annonce la couleur des excès à venir. La magnifique grande scène de Pyrrhus (de plus de dix minutes, entrecoupées des interventions des autres solistes – « Balena in man del figlio (…) Deh serena i mesti rai ») est un moment dantesque pour l’interprète. Enea Scala s’y montre totalement à la hauteur, et si, par ailleurs, il est aussi capable d’un chant suave, son chant est ici tendu à l’extrême et insuffle au prince grec tout son allant destructeur autant que son inconscience à affronter Ermione. À ce moment-là, le ténor nous plonge au cœur de la tragédie classique d’essence racinienne dans laquelle les sentiments excessifs s’expriment dans toute leur puissance.

La grande scène d’Ermione, tout aussi périlleuse, apparaît au deuxième acte : Anastasia Bartoli y brille autant dans la partie où elle est assaillie de sentiments contradictoires (« Di, che vedesti piangere (…) Amata, l’amai »)que, par la suite lorsqu’elle se déchaîne et demande à Oreste de tuer Pyrrhus (« Un’empia mel rapi! »). Bartoli domine alors, avec aisance, tant les vocalises au rythme effréné que les invraisemblables sauts de registre exigés.

La classe de Juan Diego Flórez

Oreste, le vengeur, celui qui veut la tête d’Astyanax, le fils d’Andromaque, c’est Juan Diego Florez qui, à force d’aller explorer des répertoires pas fondamentalement taillés pour sa voix, a fini par nous faire oublier à quel point il est en son royaume chez Rossini.

Et, accompagné de l’excellent Pilade d’Antonio Mandrillo, le temps d’une cavatine (« Reggia aborrita! »), suivi de la cabalette (« Ah! comme nascondere »), c’est bien le fils d’Agamemnon qui entre en scène. Flórez alors, y est royal avec son legato, cette capacité à moduler, cette reprise qui montre la totale fluidité de ses vocalises au service du propos, et cet aigu final parfaitement contrôlé.

Le duo du premier acte avec Ermione (« Amarti (…) Anime sventurate ») dans lequel Bartoli et Flórez ont un duo amoureux (non dénué d’arrière-pensées) est, également, de toute beauté grâce au mariage des deux voix.

Enfin, dans la scène finale de l’opéra (« Sei vendicata… Ah ! Ti rinvenni »), alors qu’Ermione reproche à Oreste d’avoir tué Pyrrhus (bien qu’elle lui ait demandé de le faire), Bartoli et Flórez poussent la tragédie et l’étourdissement vocal à leur paroxysme, faisant se terminer l’opéra dans une scène aussi chaotique qu’exaltante… une scène qui provoquera l’extase d’un public déjà chauffé à blanc depuis le début de la représentation.

La dernière actrice du drame est Andromaca, veuve déplacée de Troie qui cherche à protéger son fils. Victoria Yarovaya ne se hisse certes pas au niveau de ses exceptionnels partenaires (notamment en raison d’un jeu assez statique), mais assure un air d’entrée (« Mia delizia! un solo distante ») et, au second acte, un duo avec Pyrrhus (« Ombra del caro sposo ») de bonne tenue.

Hormis, Fenicio (Michael Mofidian) et Pilade (Antonio Mandrillo) qui bénéficie d’un duo (« A così triste immagine »), en l’occurrence bien interprété, les autres solistes, Cleone (Martiniana Antonie), Cefisa (Paola Leguizamón) et Attal (Tianxuefei Sun) contribuent à donner leurs puissances dramatiques aux très nombreux récitatifs.

Ermione - Rossini Opera Festival (2024) (c) Amati Bacciardi
Ermione - Rossini Opera Festival (2024) (c) Amati Bacciardi

Enfin, pour cette partition dantesque, il fallait un chef à même de transmettre la fureur incessante de cette histoire déjà si brillamment traduite par les solistes. Michele Mariotti est l’homme qui va savoir insuffler cette rage et délivrer la véritable couleur de l’opera seria rossinien dont la rythmique, avec certains chefs, peut être trop proche de celle de l’opera buffa.
Dans la fosse ouverte du Vitrifrigo arena, les effets obtenus par Mariotti sont souvent étourdissants et l’on admire le travail délicat qui semble avoir été réalisé avec les solistes tant l’orchestre s’adapte en permanence à leurs performances.
Par ailleurs, le chœur du Teatro Ventidio Basso (direction : Giovanni Farina) a su mettre en valeur les belles pages que le compositeur lui a réservées.

Se basant sur un principe de tragédie classique, Johannes Erath a opposé deux mondes.
L’action se déroule à l’intérieur du palais de Pyrrhus, dans une forme de huis clos dans lequel les quatre personnages principaux se confrontent tour à tour. Ainsi, le seul décor est une grande table de banquet, mais pour un banquet bachique où tous les excès sont permis et, à sa proximité, les actes d’humiliation sont en phase avec les horreurs de la guerre de Troie : le jeune Astyanax, le fils d’Andromaque (rôle muet) qui représente, pour tous, un enjeu et un pivot dans l’histoire est martyrisé en permanence. Mais, Erath, par des projections des personnages en bord de mer, semble aussi rappeler qu’à l’instar des voyages d’Iphigénie ou du retour d’Ulysse, les protagonistes sont en errance perpétuelle, en mission (comme Oreste) ou prisonniers (comme Andromaque) et que pour ceux qui viennent des quatre coins de la Grèce (ou de plus loin), leur rencontre dans un lieu unique est synonyme de confrontation volcanique et d’épanchement de violence. Enfin, l’utilisation de l’espace offert par le Vitrifrigo arena et l’élargissement de sa scène par deux écrans latéraux, élargissement qui fait écho à la grandeur de la musique et de l’histoire, offrent au public un très beau rendu visuel.

Colbran, Nozzari, David ; on croyait ces fantômes à tout jamais inégalables et que la disparition d’Ermione semblait être un signe qu’une époque bénie était révolue et que les audaces de Rossini auraient du mal à se confronter à nos standards actuels. C’était sans compter sur la témérité, et de la direction du Rossini Opera Festival, et d’artistes capables de relever le gant. Bartoli, Scala, Florez et Mariotti sont de la trempe de ces héros tragico-mythologiques, et ces représentations sont à inscrire désormais dans la riche épopée du festival.

Paul Fourier
Pesaro, août 2024

Ermione au Rossini Opera Festival 2024, du 9 au 20 août 2024

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