Un quatuor d’exception et la direction de Roberto Abbado, grand spécialiste de cette musique, ont remis en évidence les lettres de noblesse de cet opéra de Rossini, malheureusement trop méconnu.
Lorsque Bianca e Falliero est créé au Teatro alla Scala en décembre 1819, Rossini a déjà composé, ces dernières années, un nombre impressionnant de chefs d’œuvres.
Les théâtres italiens ont successivement vu naître Tancredi (1813, Venise puis Ferrare), L’Italienne à Alger (1813, Venise), Le Turc en Italie (1814, la Scala de Milan), Le barbier de Séville et Otello (1816, Rome et Naples), et Armida (1817, Naples). Mais les années 1818-1819 sont les plus prolifiques de la riche première période du génie rossinien et les opera seria se succèdent à vive allure (Mosè in Egitto, Ermione et La donna del lago au San Carlo de Naples, Eduardo e Cristina à Venise).
Le 26 décembre 1819, Rossini parvient enfin à honorer un contrat qui le liait à Milan. Bianca e Falliero, quatrième et dernier opéra que Rossini aura écrit pour la Scala, inaugure, sur un livret de Felice Romani (le futur librettiste des âges d’or de Bellini et Donizetti), la saison du Carnaval et du Carême du théâtre. Le sujet est tiré du drame Les Vénitiens ou Blanche et Montcassin d'Antoine-Vincent Arnault.
Notre jugement du XXIe siècle retient que l’art de Romani n’est pas encore à son apogée, loin de là, et que l’action est conventionnelle et les dialogues assez indigents. L’on retrouve là une histoire d’amour impossible entre deux jeunes gens, Bianca étant, comme Lucia di Lammermoor, promise pour des raisons politiques, par son père tyrannique, à un autre homme. Mais comme le public de l’époque était sensible à ce que tout finisse bien à l’opéra, une fin heureuse (lieto fine) permettra à Bianca d’épouser Falliero.
Bianca E Falliero, Rossini Festival Pesaro (2024) (c) Amati Bacciardi
Si le livret peut avoir du mal à nous captiver, la musique, en revanche, nous prouve que l’œuvre se range parmi les exceptionnelles compositions de la période de maturité du compositeur, une musique qui a pu s’épanouir lors des dernières années italiennes et a fixé dans le marbre, pour toujours, l’incontestable génie de Rossini. On relèvera que si les airs d’entrée des principaux protagonistes restent dans une forme relativement classique pour l’écriture de Rossini, la partition recèle ensuite de véritables pépites. De fait, on trouve dans Bianca e Falliero cinq airs (deux pour Bianca, deux pour Falliero, un pour Contareno) tous plus beaux les uns que les autres, trois duos somptueux (dont deux entre les jeunes amants), un superbe quatuor pour la scène du jugement et deux finales particulièrement réussis.
En 1819, si la critique n’est pas convaincue, l’œuvre rencontre néanmoins un beau succès public qui se concrétise par trente-neuf représentations. L’opéra sera ensuite représenté, mais avec des modifications, à Lisbonne, Naples (avec Adelaide Tosi, Giuditta Grisi, Giovanni David, Luigi Lablache et Michele Benedetti), à Parme (avec Eugenia Tadolini et Clorinda Corradi), à Vienne et à Barcelone, avant de longuement disparaître.
On devra sa résurrection au Festival de Pesaro et à la « Rossini renaissance ». Bianca e Falliero réapparait donc, en 1986, avec une distribution éblouissante (dont Katia Ricciarelli et Marylin Horne). Il y reviendra en 1989 avec Lella Cuberli, Martine Dupuy et Chris Merritt. Cette nouvelle production de 2024 n’est cependant pas en reste en termes de talents…
Un quatuor exceptionnel
De la mise en scène de Jean-Louis Grinda, il n’y a guère à dire dans la mesure il s’est borné à illustrer le livret – certes guère sophistiqué – et à valoriser le placement des chanteurs, mais en privilégiant souvent des poses convenues et en ne les dirigeant pas de manière particulièrement originale. Grinda, en cela fidèle à Romani et à Rossini, a fait le choix de se concentrer totalement sur le chant et les états d’âme des protagonistes.
L’important est que pour ce Bianca e Falliero, le festival de Pesaro a réuni, une fois de plus, une équipe d’exception combinant talents confirmés et jeunes artistes parfaitement à leur place aux côtés de leurs aînés.
Si la partition ne lui a pas donné de solo, Giorgi Manoshvili est néanmoins très souvent présent en scène dans les duos et autres scènes de groupes, et sa voix de basse profonde mais souple, sa projection impressionnante, en font un Capellio de très haute tenue.
Pour sa part, Dmitry Korchak se révèle absolument exceptionnel dans le rôle du père de Bianca, Contareno. Dès le duo avec sa fille à l’acte I (« Penso che mai resistere (…) Figlia mia, se forza al core »), il montre sa complète maîtrise de la technique rossinienne et combine un chant héroïque, une capacité à alléger sa voix, des aigus sûrs et des vocalises exemplaires.
Bianca E Falliero, Rossini Festival Pesaro (2024) (c) Amati Bacciardi
Aya Wakizono, avec sa tessiture allant de superbes graves naturels à des aigus tranchants, campe un Falliero digne de concurrencer ses grandes devancières. Ici encore, la voix est d’une souplesse adaptée à l’écriture rossinienne. Elle le démontrera de la plus belle manière dans son morceau de bravoure, la cavatine (« Alma, ben mio, si pura ») suivi de l’air « Tu non sai qual colpo atroce », obtenant alors une ovation méritée.
Dans le rôle de Bianca, Jessica Pratt démontre qu’elle est toujours l’une des plus grandes belcantistes actuelles. Elle sait combiner une technique toujours irréprochable, même si le suraigu est un peu moins facile qu’auparavant, et une capacité d’appropriation dramatique hors du commun dans ce répertoire. À cet égard, l’on ne peut s’empêcher de penser qu’elle va puiser son incarnation de Bianca, cette héroïne à qui on a enfilé sa robe de mariée contre son gré et que son père presse pour signer le contrat nuptial, dans les affres de Lucia, son probable rôle fétiche. Et, comme il se doit souvent pour la soprano dans les opéras du bel canto, l’apothéose arrivera avec l’air final, un air que Rossini a repris du rondo d’Elena de La donna del lago. Jessica Pratt va alors éblouir sans faillir, d’un démarrage tout en douceur, avec un legato exemplaire, à un final pyrotechnique où toutes les variations sont osées et réussies.
Comme on l’a dit, les duos dans Bianca et Falliero s’avèrent d’une écriture sophistiquée. Et, grâce à Wakizono et Pratt, on a pu apprécier la beauté de ceux, magnifiques, entre les deux jeunes héros à l’acte I (« Sappi che un Dio crudele ») puis en début d’acte II (« Va crudel… vedrai l’effetto (…) Questo istante, mia speranza »). Korchak comme Pratt ont également tenu honneur au très beau duo entre Bianca et Contanero (« Cadde il fellon… oh! giubilo! ») en sachant notamment parfaitement alléger leur voix.
L’on soulignera également qu’avec Bianca et Falliero, Rossini montrait encore une de ses imparables marques de fabrique, à savoir ces éblouissantes progressions vocales, solos devenant duos, puis trios puis quatuors. À la fin de l’acte I, nous ne serons pas loin de nous approcher de la folle dynamique des scènes de délire de groupe que l’on rencontre dans des opéras buffa comme Il barbiere di Siviglia ou L’Italiana in Algeri. Et, à ce moment les quatre solistes portés par l’orchestre et accompagnés du chœur du Teatro Ventidio Basso (direction : Giovanni Farina) auront su donner toute leur puissance et nous entrainer dans leur ronde infernale.
Comme la distribution était complétée de seconds rôles de grand talent, on n’oubliera pas de distinguer Nicolo Donini, et Dangelo Diaz, tous deux issus de l’Académie rossiniana, ainsi que Carmen Buendia qui incarne une Cotanza toute en sensibilité.
Et comme Rossini est toujours une affaire de chef, Roberto Abbado s’est montré, de bout en bout, particulièrement à sa place pour faire étinceler cette musique. Il a su lui donner toute son ampleur, soigner le sens du détail, faire ressortir la beauté singulière des différents pupitres, adopter des rythmes variés tout en soutenant efficacement les artistes notamment dans leurs passages les plus ardus. Rossinien hors pair, il fait partie de ses artistes qui donnent à Pesaro sa réputation de l’un des plus excitants festivals lyriques au monde ; et le fait qu’il ait pu s’appuyer sur d’excellents solistes a permis d’inscrire cette soirée d’ouverture 2024 comme une nouvelle pièce à l’édifice déjà riche de la « Rossini renaissance ».
Paul Fourier
Pesaro, 7 août 2024
Bianca e Falliero, ossia Il consiglio dei tre, au Rossini Opera Festival du 7 au 19 août 2024
09 août 2024 | Imprimer
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