Anna Netrebko et Jonas Kaufmann ont récemment réalisé leurs prises de rôles sous la direction d’Antonio Pappano, au festival de Pâques de Salzbourg. On les retrouve au Teatro di San Carlo de Naples aux côtés de l’extraordinaire Barnaba de Ludovic Tézier. Eve-Maud Hubeaux, quant à elle, assurait le remplacement d’Anita Rachvelishvili, toujours empêchée. Le baryton et la soprano, admirablement accompagnés par l’orchestre dirigé par Pinchas Steinberg ont mené la soirée sur des sommets.
Ponchielli fait partie de ces musiciens que l’on connaît pour une œuvre lyrique. Si I Lituani (1876) et Marion Delorme (1885) n’ont guère survécu à leur auteur, La Gioconda (1876) fut finalement la seule de ses compositions ayant réussi à percer dans une période marquée par la gloire, la fin de carrière et les grands chefs-d’œuvre de Verdi, qui, de Don Carlos à Otello, ont probablement éclipsé le reste du paysage musical.
L’intrigue tirée de Angelo, Tyran de Padoue de Victor Hugo, par le grand Arrigo Boito, n’est pas des plus simples, mais elle s’inscrit dans la tendance de l’époque avec personnages masculins violents, rivalités féminines, meurtres, et même par le suicide de l’héroïne.
Si l’opéra est parvenu à traverser les époques, il exige, cependant, six interprètes d’exception et ce n’est pas par hasard que les temps ont vu s’y succéder, du côté masculin, Caruso, Gigli, del Monaco, Bergonzi, Pavarotti, Merrill, Cappuccilli, Milnes, Ghiaurov et Ponselle, Cigna, Cerquetti, Milanov, Tebaldi, Callas, Rysanek, Simionato, Barbieri, Stigani, Horne, Cossotto, Baltsa du côté féminin.
Si pour cette reprise napolitaine, deux artistes ont incontestablement émergé du lot et habité tant la scène que leur rôle, le reste de la distribution s’est globalement avéré de très belle tenue.
Ludovic Tézier, La Gioconda - Teatro di San Carlo (2024) (c) Luciano Romano
Du début à la fin, Ludovic Tezier aura fourni à l’espion Barnaba – l’un des personnages les plus cruellement décomplexés de l’Histoire de l’opéra – l’ensemble des nuances vocales et dramatiques possibles dans un tel rôle. Affichant, avec habileté, la couleur de ces vilenies dans la scène d’ouverture, le baryton ne tombe jamais dans la caricature, mais recourt à sa voix de bronze pour affirmer que rien ne saura l’arrêter dans ses desseins pervers, dont le viol de Gioconda n’est pas le moindre. Brutal dans son comportement, comme dans ses propos, il apporte néanmoins à chacune de ses phrases, les intonations et couleurs idéales, mettant en place une véritable progression dans l’unité du personnage.
Face à un Jonas Kaufmann pas encore complètement échauffé, il mène la danse lors de leur première confrontation (« Enzo Grimaldo. Principe di Santafior, che pensi ? »). Le grand air qui suit – « O monumento », qui n’est pas très éloigné de celui de Iago dans l’Otello de Verdi, ce personnage que Tézier connaît bien – est fabuleux de morgue ; il lui permet de solliciter toutes les facettes de sa voix souveraine. Dans « Pescator », il sait également faire preuve d’une légèreté qui ne cache pourtant pas le caractère retors et fourbe de Barnaba. Enfin, si le personnage se fait ensuite plus discret pendant une partie de l’acte II et à l’acte III, la grande scène de la fin avec une Anna Netrebko – ce soir hors catégorie – est un moment d’une intensité rare.
Anna Netrebko, La Gioconda - Teatro di San Carlo (2024) (c) Luciano Romano
Après la représentation précédente qui ne l’a manifestement pas vu évoluer dans sa meilleure forme, Anna Netrebko a, pour cette soirée, pleinement recouvré ses moyens exceptionnels. Et, si l’on sait qu’elle a, depuis quelques années, tendance à charger la barque avec des graves poitrinés – un registre dans lequel elle semble toujours se sentir à l’aise et dont le contrôle est, bien sûr, indispensable au rôle de Gioconda –, elle saura ce soir les utiliser à bon escient (notamment lors du début époustouflant du « Tradita !... Ahimé ! » au premier acte, où elle pleure son amour trahi), puis s’en affranchir pour émettre des aigus magnifiques, comme à la fin de cet air où la voix s’élève miraculeusement, peu à peu, pour finir par atteindre une légèreté stupéfiante. Elle nous avait déjà, auparavant, gratifié d’un aigu aérien, piano et longuement tenu, littéralement sublime dans la phrase « Madre !... Enzo adorato ! Ah ! Come t’amo ! ».
C’est que l’on est confronté, ce soir, à la grandissime Netrebko, la Diva qui sait électriser une représentation et provoquer, en retour, le délire du public. Parfaitement à l’aise dans le rôle qui évolue souvent dans les notes basses, elle affiche une liaison, voire une fusion, idéale des différents registres.
Certes, en début de soirée, elle semble un peu errer sur scène, en quête d’une direction d’acteur inexistante ; mais, ensuite, le naturel de l’actrice née reviendra au galop… jusqu’à l’extrême.
Après un « Suicidio » splendide où la chanteuse déploie toute sa palette d’expression, des graves abyssaux aux vocalises légères, la scène finale nous montre la soprano larguer totalement les amarres, progresser, dramatiquement et vocalement, en roue libre et en état d’apesanteur dans une « scène de folie » fascinante. L’actrice alors, fait corps avec son personnage d’abord confronté à la solitude face à Enzo et Laura qui partent ensemble, puis dans une scène de suicide préparée pour atteindre l’immonde Barnaba et le quitter avec panache.
Jonas Kaufmann, Eve-Maud Hubeaux, La Gioconda - Teatro di San Carlo (2024) (c) Luciano Romano
Face à ces deux « géants de la scène », la Laura d’Eve-Maud Hubeaux ne démérite pas, mais se retrouve, par moments, sous-dimensionnée pour le rôle. Le souci principal vient du fait que l’artiste, pourtant absolument intègre et affichant un chant accompli, peine à apporter suffisamment de puissance dans son duo (« E un anatèma ! ») avec une Netrebko superlative, dont les couleurs de mezzo-soprano sont de plus en plus affirmées, alors qu’elle-même ne possède pas un registre grave très naturel. L’affrontement se retrouve, dès lors, nécessairement déséquilibré. En revanche, elle est bien plus à son aise en femme amoureuse lors du duo, avec un Enzo dont les moyens s’accordent mieux aux siens, dans la scène où elle est maltraitée par son mari ou, encore, lors de sa « résurrection ».
Après un passage où Jonas Kaufmann, lui aussi, semble avoir connu des problèmes de santé, il est, ce soir, parfaitement remis et assure une prestation conforme à ses moyens actuels.
Probable conséquence d’une carrière qui n’a pas toujours été conduite avec la plus grande sagesse, la voix, désormais, a perdu beaucoup des harmoniques et des couleurs qui donnaient toute sa richesse à cette voix d’or. Pas totalement à l’aise dans l’émission des sons en début de représentation, avec quelques aigus exagérément ouverts, il se libère après un « Cielo… e mar » de belle tenue qui vaut surtout par ses éblouissantes notes finales, que seul le grand Kaufmann maîtrise idéalement.
Le reste de la soirée le trouvera ensuite en bonne forme, délivrant un chant sain, tenant tête, avec un certain panache, à Netrebko, et ne cherchant pas à user, comme parfois, de ces effets, certes efficaces, employés lorsqu’il s’attache trop à mettre ses fans en pâmoison.
La mezzo-soprano Kseniia Nikolaieva, pour sa part, est une impressionnante Cieca. Si la voix n’est pas loin de caractériser une tessiture de contralto, la façon dont elle sait l’adoucir et faire appel à des aigus bien clairs, rend son grand air, « Voce di donna o d’angelo » où elle donne son rosaire à Laura, extrêmement émouvant.
Alexander Köpeczi est un bon interprète pour Alvise Badoèro, mais souffre, lui aussi inévitablement, de la comparaison avec les deux locomotives du spectacle et singulièrement cette fois avec Ludovic Tézier qui affiche une palette de couleurs remarquables. Cela étant, son air de l’acte III est parfaitement interprété et la scène de quasi-torture à laquelle il soumet Laura trouve les deux chanteurs en parfaite adéquation.
Les autres interprètes ne sont pas en reste de l’excellence de la soirée, notamment Laurenzo Mazzucchelli que l’on retrouve dans trois petits rôles.
La Gioconda - Teatro di San Carlo (2024) (c) Luciano Romano
Jouant de l’acoustique fabuleuse et d’un des plus fantastiques équilibres fosse / plateau au monde, Pinchas Steinberg parvient à totalement transcender les qualités de l’orchestre du San Carlo. L’ouverture, brillante, met subtilement en exergue les capacités de Ponchielli à donnerleurs couleurs aux différents aspects qui vont se révéler lors du déroulement de l’œuvre, tout comme la scène de carnaval exposera, sans vulgarités, le talent du compositeur pour ses grandes pages orchestrales.
Toujours dans un soutien exceptionnel à ses interprètes, laissant leurs voix se développer, leur apportant tout le confort nécessaire, même dans les passages les plus tendus, Steinberg fait surgir, dans le même temps, la clarté de tous les instruments engagés et, finalement, la simplicité, l’évidence d’une partition qu’il faut traiter sans exagérations ni effets inutiles. Ainsi, l’on appréciera une « danse des heures » exécutée avec finesse dans toute sa variété, de la partie légère au Can-Can final.
La dernière scène de l’acte III, grandiose, qui réunit solistes et chœur est également traitée de manière remarquable, combinant tension et émergence des voix et des différents pupitres.
À l’excellence de l’orchestre s’ajoute celle du chœur et de la maîtrise (dirigés respectivement par Fabrizio Cassi et Stefania Rinaldi) dans les nombreuses scènes spectaculaires dans lesquelles ils ont l’occasion de briller.
La mise en scène de Romain Gilbert est joliment descriptive et aidée par les beaux costumes de Christian Lacroix. Elle n’aide cependant guère à clarifier une intrigue compliquée et n’évite pas de tomber dans certains poncifs et autres exagérations. Ainsi, le metteur en scène a du mal à gérer les arrivées inopinées de cette Gioconda semblant surgir de nulle part, à tout moment. Néanmoins, toutes les scènes clés se révèlent efficaces et, même si Anna Netrebko doit faire un peu de course d’obstacles dans le tableau final situé sur un plateau dévasté, ce dernier tableau s’avère assez fort, d’autant qu’il est transcendé par la présence de la soprano et du baryton.
La Gioconda est de ces opéras qui, comme on le constatait, exige des interprètes de très haut niveau. Parmi ceux de ce soir, deux ont plus que dépassé les attentes et les autres se sont montrés dignes de l’enjeu. Autant dire que les ovations du public à la fin de la représentation ont prouvé que nous venions d’assister à une soirée d’exception.
Paul Fourier
Naples, 14 avril 2024
La Gioconda, Teatro di San Carlo, du 10 au 17 avril 2024
17 avril 2024 | Imprimer
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