La Gioconda au Festival de Pâques de Salzbourg : passions purement musicales

Xl_la-gioconda_festival-de-paques-de-salzbourg_2024-c_bernd_uhlig-salzburg © Bernd Uhlig

C’est une trame à la fois complexe et confuse dans la Venise du XVIIe siècle que déploie La Gioconda d'Amilcare Ponchielli, le seul des onze opéras du compositeur italien à être entré au répertoire, et ce principalement en Italie. Le livret de l’ouvrage met ainsi en scène Gioconda, une chanteuse des rues qui aime le noble Enzo Grimaldi. Celui-ci aime néanmoins Laura, qui a elle-même été forcée d'épouser l'inquisiteur Alvise. Et puis il y a aussi l’infâme Barnaba, un espion intrigant qui convoite l’héroïne du titre. Au terme des quatre actes et de nombreux rebondissements, Laura et Enzo finiront par s'unir, mais uniquement grâce au sacrifice de Gioconda qui renonce par amour à celui qu’elle aime et aide les deux amants à s'enfuir.

Dans la production du Festival de Pâques de Salzbourg de cette année, le metteur en scène Oliver Mears transpose le livret à notre époque dans une société superficielle en quête de plaisirs, et c’est le principal problème de la mise en scène dans la mesure où les enjeux narratifs de l’intrigue sont d’autant plus difficilement compréhensibles. Le metteur en scène y ajoute en outre l’idée que l’héroïne aurait été abusée à plusieurs reprises par des hommes contre rémunération depuis l’enfance, vendue par sa mère, La Cieca. Dans une autre scène, Gioconda est également soumise par des psychiatres et médecins à une sorte de thérapie par électrochocs. Et contrairement au livret original, Gioconda profite de la fête pour assassiner Alvise, puis son tortionnaire Barnaba lors du final. Le suicide qui conclut normalement le livret n’est en revanche pas évoqué.

De plus, le metteur en scène, également directeur de l'Opéra Royal de Covent Garden à Londres, ne fait pas montre d’une grande rigueur dans la direction d’acteurs et sa gestion des personnages – tous très statiques. Les costumes contemporains d’Annemarie Woods illustrent le mauvais goût ostentatoire de la société dans laquelle le livret est transposé (pour la plupart des shorts colorés), qui contrastent fortement avec les décors vénitiens classiques conçus par Philipp Fürhofer, parfois opulents et qui présentent au moins un certain esthétisme.

À l’évidence, la rareté de l’œuvre sur les grandes scènes mondiales ne peut être imputée à la musique de Ponchielli : sur un livret signé par nul autre qu'Arrigo Boito, l’opéra déploie une musique de rêve. La Gioconda est un véritable opéra populaire, avec des chœurs basés sur des chants et des danses vénitiennes, des scènes de foule efficaces et des entrées en scène de solistes passionnées. D'un point de vue stylistique, l’ouvrage trouve sa place entre le drame verdien et le début du vérisme, et a rencontré un grand succès auprès du public lors de sa création à La Scala de Milan en 1876.

Le langage musical multiplie les grands effets, sur le modèle des traditionnels opéras à numéros italiens, mâtiné d’influences du grand opéra à la française. Confié à la direction du toujours très stimulant Antonio Pappano à la tête de l'Orchestra dell'Accademia Nazionale di Santa Cecilia, l’ouvrage est interprété de façon incroyablement agile, fougueuse, riche en accents, déployant un lyrisme subtil mais aussi une grande intensité. Tout au long de la soirée, le chef parvient à maintenir une tension musicale pour le moins élevée.

Sur le plan vocal aussi, la production ne mérite presque que des éloges : Anna Netrebko est de retour à Salzbourg dans le rôle-titre (une prise de rôle) et incarne une héroïne aux aigus sûrs et au timbre sublime. Son soprano sombre est incroyablement riche en nuances, saupoudré de piani fondants et de magnifiques couleurs chatoyantes. Son « Suicidio » est sans doute l’une des scènes de suicide les plus bouleversantes du répertoire lyrique. Jonas Kaufmann apparait de prime abord affublé d’un couvre-chef de marin qui le rend presque méconnaissable et particulièrement incongru. Il chante Enzo Grimaldo (ici en capitaine de bateau de croisière dans le port de Venise), l'un des rôles de ténor italien les plus difficiles qui soient, qu’il aborde avec des aigus éclatants. Son chant très barytonant manque toutefois parfois d'intensité dramatique. La romance pour ténor « Cielo e mar » est peut-être l’un des rares arias connus de l’ouvrage régulièrement interprétés, et Jonas Kaufmann le chante avec une telle ferveur, une rare évocation de l’âme, que le public lui réserve de nombreux applaudissements. Luca Salsi est un Barnaba méphitique incroyablement incarné, marionnettiste avide de contrôle, aussi angoissant et cynique que puissant, apparaissant que un répugnant prédécesseur de Iago. La Cieca, la mère aveugle de l'héroïne, est chantée par la mezzo polonaise Agnieszka Rehlis, dont l’interprétation restitue profondément une souffrance sincère. Tareq Nazmi en Alvise Badoero, un haut fonctionnaire de l'Inquisition, est parfois à la peine dans sa partie. À l’inverse, Eve-Maud Hubeaux dans le rôle de Laura, l'épouse de Badoero néanmoins éprise d’Enzo Grimaldi, interprète son personnage magnifiquement avec autant de finesse que de subtilité. Les nombreux comprimari et le Coro dell'Accademia Nazionale di Santa Cecilia préparé par Andrea Secchi ainsi que le Salzburger Bachchor (emmené par Michael Schneider) et le Salzburger Festspiele und Theater Kinderchor (dont la préparation a été assurée par Wolfgang Götz et Regina Sgier) apportent également toute satisfaction. Il en va de même des intermèdes dansés très créatifs de la chorégraphe Lucy Burge, en particulier dans le célèbre ballet Tanz der Stunden.

Au terme de la soirée, le public réserve une standing ovation et des acclamations aux artistes !

traduction libre de la chronique en allemand de Helmut Christian Mayer
Salzbourg, 23 mars 2024

La Gioconda au Festival de Pâques de Salzbourg, du 23 mars au 1er avril 2024

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