La soprano fait sa prise de rôle à l'Opéra Royal de Wallonie dans une mise en scène d’un classicisme efficace. Elle délivre une interprétation personnelle et émouvante.
Adriana Lecouvreur est une œuvre singulière ; l’une des rares œuvres de Francesco Cilea qui soit restée dans la postérité, offrant un rôle en or aux plus grandes chanteuses qui voulurent laisser l’empreinte de leur incarnation de cette Sarah Bernhardt avant l’heure, qui mourut dans de mystérieuses circonstances et acquis, de ce fait, un destin dramatique digne d’être sublimé par l’opéra. L’héroïne a cela de scéniquement puissant, c’est qu’en miroir, elle représente la tragédienne de théâtre capable de jouer Phèdre et, simultanément, la chanteuse d’opéra investie dans le rôle d’Adrienne.
D’expérience, pour cette pièce, il ne semble guère y avoir beaucoup d’alternatives pour la mise en scène, que de jouer la carte du classicisme, voire du premier degré, comme ce fut le cas avec la mise en scène de David McVicar, mise en scène qui sera reprise à Paris l’an prochain, ou même avec celle de Rosetta Cucchi, donnée à Bologne, qui, certes y ajoutait un pont temporel entre les grandes tragédiennes.
Celle d’Arnaud Bernard ne déroge pas à la règle. Peu originale, elle est, cependant, souvent fort belle, grâce aux costumes adaptés de Carla Ricotti ou à cette ouverture complète sur les cintres de l’Opéra qui permet de donner de la hauteur à l’action. Le principal défaut relevé réside dans les changements – trop longs – des décors à vue.
Pour autant, l’acte I est une belle illustration de la vie de fourmilière des coulisses de la Comédie Française. Le deuxième acte (incontestablement le plus compliqué) se sort honorablement du jeu de cache-cache imposé ; le troisième acte lui, s’il est probablement le moins intéressant, offre la plus saisissante scène de l’opéra alors qu’Adriana prononce le monologue de Phèdre. Les projecteurs sont alors orientés sur Elena Moșuc qui n’entend pas, bien sûr, rater ce moment. Enfin, le quatrième acte vaut pour sa fin particulièrement réussie, alors qu’Adriana, sur le chemin de la démence, transcende la mort pour, une dernière fois, aller saluer son public.
Interview. Elena Moșuc : « Adrienne Lecouvreur représente une opportunité de montrer une autre dimension de moi-même »
Dans l’interview que nous avions réalisée d’elle, la soprano a insisté sur le bonheur qu’elle a éprouvé à travailler avec le metteur en scène. Cela s’avère assez évident, tant le cheminement autorise un développement dramatique de l’action dans un but de mise en valeur de la soprano - comédienne. Ainsi, cela permet à Elena Moșuc d’exprimer son talent dans cette prise de rôle, malgré tout risquée, à ce stade de sa carrière.
À près de 60 ans, avec Adriana, elle ose ainsi aborder un étonnant tournant vers des rôles plus dramatiques qu’auparavant… Cilea, Puccini, Verdi. Naturellement, ceux qui la voient enfermée dans un répertoire belcantiste ne toléreront pas qu’elle se permette d’en sortir, pas plus, du reste, que ceux qui en sont restés aux Adriana à la voix plus lourde. Certes, le « Io son l'umile ancella » du début est tendu et nécessite que la voix se chauffe, ce qui ne tarde pas.
Par la suite, la partition ne lui posera pas de véritables problèmes, car l’artiste met à profit son expérience pour interpréter le rôle en l’adaptant à sa voix, sans jamais tricher et même, en se lançant avec ardeur dans l’entreprise.
Au deuxième acte, c’est avec l’énergie nécessaire qu’elle assure le duo avec la Princesse, avant de finir la partie, à gorge déployée, toutes griffes dehors.
Au troisième acte, le monologue de Phèdre lui permet de jouer, avec aisance, de sa voix parlée et de déployer les graves exigés, puis de passer, de façon fluide, au déchaînement chanté exigé par la suite.
Dans le dernier acte, la soprano va littéralement transcender son art, menant, dans une scène finale hallucinée le public au bord des larmes, autant par un mélange de chant expressionniste que de jeu hagard, reflet digne de ce qu'on peut imaginer de ce qu’aurait réalisé la Lecouvreur en scène.
L. Verstaen, H. Roos, E. Moșuc, L. Dall'Amico, M. Cassi, A. Marev © ORW-Liège-J.Berger
Face à elle, la prestation de Luciano Ganci est assez inégale. La voix est belle, dès lors qu’il s’abstient de faire des échappées dans le forte, d’autant que les passages de registres sont fréquemment difficiles et les aigus parfois à la limite de la justesse.
C’est d’autant plus regrettable que, lorsqu’il sait domestiquer son instrument, le timbre, quoique peu nuancé, se montre séduisant et convient bien au personnage du Comte de Saxe.
Anna Maria Chiuri souffre un peu du même mal, tant son registre forte est dégradé, voire débraillé, son vibrato s’avérant alors totalement handicapant. Cependant passé l’impossible grand air du début de l’acte II (« Acerba voluttà, dolce tortura ») qui la mène incontestablement au-delà de ses capacités, elle retrouve, lorsque la partition est moins tendue, de belles marques, assurant un duo réussi face à Mosuc, puis une partie dramatique totalement convaincante dans le troisième acte en femme de tête, blessée.
Mario Cassi, quant à lui, grâce à un timbre élégant, parvient à donner une belle ambiguïté à son Michonnet, ce personnage, « ami-amoureux » dévoué de la Lecouvreur. Mattia Denti (Le Prince de Bouillon) tient son rôle, parfois un peu trop sobrement. Quant à Pierre Derhet, de sa voix rayonnante, il est un Abbé de Chazeuil pervers et tactile à souhait. Enfin, les quatre compères d’Adriana (Luca Dall'Amico, Alexander Marev, Hanne Roos, Lotte Verstaen) ainsi que le chœur, bien dirigé par Denis Segond, sont exemplaires, même s’ils doivent régulièrement « batailler » contre l’orchestre…
Car, à la tête de l’orchestre de l’Opéra Royal de Wallonie, Christopher Franklin délivre une lecture totalement exubérante, en privilégiant l’expression ordonnée, mais poussée parfois à l’extrême, des instruments, n’hésitant à faire sonner ardemment percussions et cuivres, tout en sachant, également, mettre abondamment les cordes à la manœuvre. Le choix n’est, certes pas toujours des plus distingués, mais, finalement, peut s’accorder à l’écriture de Cilea, en donnant aux parties clés, une dramatisation spectaculaire et profondément théâtrale.
Cette production a, fondamentalement, été conçue pour assister une prise de rôle. Ce devait être celle d’Anna Pirozzi (qui, finalement, la réalisera la saison prochaine, à l’Opéra de Paris). Ce fut donc l’occasion pour Elena Moșuc de persévérer dans son exploration de rôles que l’on n’attendait pas forcément d’elle. Le résultat a démontré qu’elle a eu raison de suivre son instinct et que les spectateurs ont adhéré à cette nouvelle audace.
Paul Fourier
16 avril 2023, Liège
Adriana Lecouvreur à l'Opéra Royal de Wallonie-Liège du 11 au 22 avril 2023
17 avril 2023 | Imprimer
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