Elena Moșuc : « Adrienne Lecouvreur représente une opportunité de montrer une autre dimension de moi-même »

Xl_elena-mosuc-002 © Paul César

Elena Moșuc fait prochainement sa prise de rôle dans la nouvelle production d'Adriana Lecouvreur à l’Opéra Royal de Wallonie-Liège. L’occasion de revenir sur sa lecture du personnage, la carrière d’une artiste exceptionnelle et d’aborder ses projets.

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Bonjour Elena, peut-on démarrer cet entretien en faisant un flashback sur vos débuts, sur les rencontres importantes et les étapes décisives de votre carrière ?

Elena Moșuc : Dans ma jeunesse, j’ai commencé à chanter à la maison, lors des réunions de famille à Noël ou à Pâques et également à l'église tous les dimanches et bien sûr à l'école. Ma voix s'est ainsi, en permanence et petit à petit, formée et entraînée. Dans l'Église orthodoxe, la tradition de la musique religieuse est très forte et nous développons, très tôt, une sensibilité pour le chant polyphonique.

Cela étant, si, depuis mon enfance, j'aimais beaucoup chanter, je n'aurais jamais vraiment imaginé devenir artiste lyrique un jour ; en fait, j'adorais rendre les gens heureux avec ma voix ! Je n'ai pas eu l’opportunité qu’ont eue d'autres collègues qui avaient des musiciens professionnels dans la famille. Nous aimions juste chanter tout le temps… en amateurs.

La rencontre décisive a probablement été celle avec Mioara Cortez (la sœur de la grande Viorica Cortez). Mioara était mon idole ; j'étais totalement admirative de son art ! Elle est devenue ma professeure, mais ce ne fut, malheureusement que pendant une année, car elle était très engagée pour sa carrière et ses rôles en Roumanie et à l'étranger.

Dans le même temps, j'ai obtenu mon diplôme au lycée pédagogique et, à 18 ans, j'ai commencé à travailler en qualité de professeur d'école primaire. Je continuais à étudier le chant et j'essayais d’aller à tous les concerts de la Filarmonia, à Iasi, ma ville natale. C'était vraiment difficile, car j'enseignais le matin, étudiais le chant et assistais à des spectacles le soir, mais ce fut une période très importante, car j’ai eu alors la possibilité de me construire une importante culture musicale. Cela fait désormais partie de mon identité d’artiste.

Enfin, ce fut pendant mes études de chant, et pas avant, que j'ai commencé à considérer que je pourrais devenir chanteuse d'opéra.

Donc, après 7 ans, j'ai arrêté d'enseigner et j'ai réussi à un concours pour entrer dans la chorale de l'Opéra de Iasi. Cette année-là (en 1990), j'ai fait mes débuts (en roumain) dans le rôle de la Reine de la Nuit dans La Flûte Enchantée. Ce fut un véritable défi ! Dans la foulée, j'ai finalement été acceptée au Conservatoire de Iasi… mais je n'ai pu assister à aucun cours, car en septembre 1990, j'ai remporté le concours ARD Wettbewerb à Munich et ce fut le moment où j’ai vraiment commencé ma carrière.

Ma deuxième représentation d'opéra sur scène fut donc à Munich, à nouveau dans le rôle de la Reine de la nuit dans Die Zauberflöte, mais cette fois en allemand !

Cette occasion m'a ouvert de nombreuses possibilités dont mon premier contrat de trois ans à l'Opernhaus Zürich, une maison où j'ai pu jouer durant toute ma carrière, jusqu'en février dernier, lorsque j'y ai fait mes débuts – en « sautant » dans la production avec un préavis très court – dans le rôle d’Elisabetta dans Roberto Devereux.

Je suis également liée à l'Opernhaus pour des raisons personnelles puisque j'y ai rencontré mon mari Christoph qui chante dans le chœur depuis qu'il est enfant ; il est toujours à mes côtés. C’est mon meilleur supporter et aussi mon critique le plus exigeant ! Je pense que Dieu a voulu que je devienne chanteuse en me donnant la possibilité de m'exprimer avec ma voix. Être chanteur, ce sont des sacrifices, du travail acharné, des moments difficiles, mais c'est aussi une passion, un amour, une mission !

Ensuite, il y a eu cette incroyable carrière dans le bel canto… Quels furent vos grands rôles et quelle évolution a suivi votre voix pour aborder aujourd’hui le rôle d’Elisabetta dans Roberto Devereux ?

Récemment, une personne m'a demandé ce que le belcanto signifie pour moi. J'ai répondu que le plus important, pour moi, est de pouvoir exprimer tous les sentiments du personnage que j'interprète à travers ma voix. Ma voix a changé au fur et à mesure de mon évolution en tant que femme et en tant que personne, mais sans jamais perdre sa "fraîcheur" (je peux toujours chanter le mi bémol, voire des notes plus élevées).

Je pense que, même si vocalement cela était déjà possible il y a quelques années, j'ai désormais atteint une maturité artistique et une conscience qui m'ont permis d'ajouter récemment Roberto Devereux à mon répertoire. Elisabetta est vraiment un rôle difficile ; il exige de la « colorature dramatique », un legato parfait, des accents théâtraux, ainsi que beaucoup d'endurance pour être prête pour l'éprouvante scène finale. J’avais déjà chanté Maria Stuarda et Anna Bolena, mais Roberto Devereux est une étape essentielle dans ma carrière. Le rôle est arrivé au bon moment ; j'ai pu utiliser mon expérience pour saisir toutes les nuances psychologiques du personnage, une reine avec ses devoirs, ses douleurs, ses côtés fragiles.

Elena Mosuc
(
c) Paul César

Qu’en est-il de Verdi ? Vous avez enregistré un disque magnifique avec des grands airs du compositeur.

Verdi a toujours occupé une partie importante de ma carrière, car mon nom a été assez vite associé à certains rôles tels que Gilda et Violetta. Puis, au fil des années, j'ai ajouté Luisa Miller, que j'ai interprétée à l'Opernhaus Zürich, au Teatro alla Scala et au Teatro San Carlo. J'ai aussi chanté Medora dans Il Corsaro, en version concert à Dortmund et sur scène à Zürich, ainsi qu’Alice dans Falstaff.

Ces dernières années, j'ai fait mes débuts dans les rôles de Leonora dans Le Trouvère et de Giselda dans I Lombardi. L'album Verdi a été important car j'ai eu l'occasion de découvrir toute la possibilité de ma voix dans ce répertoire.

Pour cet enregistrement, j'ai pu chanter des airs de rôles que je n'ai pas encore interprétés sur scène, mais qui font partie de mes rêves pour l'avenir : Elisabetta dans Don Carlos, Lady Macbeth (version 1847), Odabella dans Attila (c’est pour bientôt !), Lina dans Aroldo et Lucrezia dans I Due Foscari.

Récemment, on m'a également suggéré de regarder la partition d’Abigaille (de Nabucco) et,après avoir étudié un peu ce personnage, j’estime que cela peut être un grand rôle pour moi. Beaucoup de gens – en particulier les plus « initiées » de l'opéra – pensent que ces rôles ne sont réservés qu'à des voix puissantes et massives.

À mon avis, ce sont des rôles belcanto dramatiques pas si différents de ceux de Donizetti. Ils nécessitent de la virtuosité, combinée à une puissance dramatique et à une capacité à insuffler de l’émotion aux mots. Dans ce répertoire, je considère que je peux donner le meilleur de moi-même et j'espère avoir des occasions de le démontrer.

Pourquoi le rôle d’Adriana Lecouvreur est-il si important pour vous ?

C'est une nouvelle aventure que j'attendais avec impatience et curiosité ! Depuis des années, je pensais à Adriana, mais j'étais presque convaincue que personne ne m'offrirait ce rôle merveilleux, car je suis trop associée aux rôles de belcanto. Si mon univers était, jusqu'à présent, celui du belcanto, je me sens « chez moi » chez Cilea.

Dans ma carrière, j'ai chanté Puccini avec Musetta, Liù, Mimì et cela est très proche de l’écriture d'Adriana, même si Cilea a un style unique et spécial.

Dans cet opéra, il y a de nombreux petits dialogues auxquels il faut prêter une grande attention, mais, à tout moment, la conversation s'ouvre sur de belles phrases enchanteresses soutenues par une magnifique orchestration.

« Adriana n'est pas une reine, avec une couronne sur la tête, comme Elisabetta ! Elle est une « Reine de l'âme » avec une grande sensibilité artistique qui se reflète dans la musique. C'est une femme très forte. »

Pour moi, ce rôle merveilleux représente l'opportunité de montrer une autre dimension de moi-même en incarnant une artiste sur scène. Adriana n'est pas une reine, avec une couronne sur la tête, comme Elisabetta ! Elle est une « Reine de l'âme » avec une grande sensibilité artistique qui se reflète dans la musique. C'est une femme très forte. Au quatrième acte, nous découvrons toute la personnalité intime et le cœur d'Adriana. C'est un acte très complexe qui se développe comme une grande scène de folie avec de brusques sautes d'humeur ; à chaque instant musical, son âme révèle sa profondeur et il faut trouver alors, la juste couleur de sa voix pour traduire toutes ses émotions. Je suis vraiment reconnaissante à l'Opéra Royal de Wallonie Liège de m'avoir invitée à chanter enfin ce rôle.

Par ailleurs, avec Arnaud Bernard (le metteur en scène, ndlr), nous avons merveilleusement collaboré ; il m'a expliqué son idée générale sur Adriana et j'ai apporté mes idées, des détails permettant de créer un personnage basé sur ma personnalité. Cette Adriana révèle vraiment quelque chose sur moi ; c'est une femme très sensible, fragile, douce, mais qui devient très forte et puissante dans les moments cruciaux. D'une certaine manière sa fragilité est sa puissance. Je suis vraiment enthousiaste du travail que nous avons réalisé ensemble et très reconnaissante, car Arnaud Bernard m'a fait confiance dès la première répétition et m'a donné la liberté de concevoir « mon » Adriana.

Lorsqu’il travaille sur la création d'un personnage, d'une production, il essaie de mettre en valeur très exactement les personnalités de chaque chanteur, en imaginant son propre personnage en forte liaison avec sa propre personnalité artistique. Il s’agit-là, vraiment, d’une production merveilleuse et spéciale que celle d'Adriana Lecouvreur... C’est, à mon avis, l'une des productions actuelles les plus intéressantes de cet opéra sur scène.

Dès le début, tout se passe sur scène, scène qui est l'endroit où Adriana meurt, réalisant en quelque sorte, le rêve de chaque artiste. La scène finale telle que nous l'avons créée est unique ! Je pense que le frisson sera combiné avec les larmes ! J'espère, à l'avenir, retravailler avec ce réalisateur fantastique !

Elena Mosuc
(
c) Paul César

Quels rôles pensez-vous aborder ensuite ?

Je pense que mes futurs choix de rôle vont aller vers le belcanto, Verdi, Puccini ou des rôles similaires à Adriana. Pour mes prochains concerts, j'étudie notamment l’air d'Elisabetta al Castello di Kenilworth. Je souhaiterais interpréter la totalité du rôle sur scène, pour compléter la « tétralogie » des Reines de Donizetti. Je rêve aussi de chanter d'autres opéras du belcanto comme Il Pirata de Bellini.

Comme je l’ai déjà dit, je souhaite chanter Attila de Verdi ou, pourquoi pas, Lady Macbeth (dans la première version) ou Abigaille de Nabucco ? Plus tard, je pourrais également être tentée par Aïda. Enfin, j'aimerais terminer ma carrière avec Tosca de Puccini… un rêve absolu !

À propos de Puccini, tout d'abord, je souhaite enfin, incarner sur scène, la Magda de La Rondine. C’est un rôle que j'ai déjà enregistré à Munich et que j'ai chanté à Madrid, dans une version concert diffusée par la RTVE.

J'aimerais aussi chanter Manon Lescaut et je souhaiterais réaliser ce rêve avec Arnaud Bernard, le metteur en scène de notre Adriana. L'idée est venue après une discussion que j’ai eue avec lui, après une répétition, ici à Liège.

Pour terminer, quels sont les pays où vous avez le plus chanté et pourquoi vous voit-on aussi peu en France ?

J'ai beaucoup travaillé à Zürich, car cela a été mon foyer artistique ! J'ai interprété tout mon répertoire à l'Opernhaus, jusqu'à cette saison avec Leonora dans Il Trovatore et Devereux. J'ai beaucoup chanté en Italie, en Espagne, en Allemagne, en Autriche… dans les plus grandes villes et opéras du monde entier.

En France, je me suis produite sur presque sur toutes les scènes parisiennes : à l’Opéra-Comique (Donna Anna dans Don Giovanni), au Palais Garnier (La Reine de la nuit dans Die Zauberflöte), au Théâtre du Châtelet (en récital), au Théâtre des Champs-Élysées (Norma et Semiramide), à Bastille (Zerbinette dans Ariane à Naxos). J'ai aussi chanté à Lyon… Je n’ai donc peut-être pas eu tant d’occasions que cela d’être présente à Paris mais à chaque fois, ce fut beau ! Et qui sait ce qui va se passer dans un futur prochain ?…

Propos recueillis par Paul Fourier
avril 2023

Elena Mosuc dans la nouvelle production d'Adriana Lecouvreur à Opéra Royal de Wallonie-Liège dans la mise en scène de Arnaud Bernard, du 11 au 22 avril 2023.

Lire également : Elena Mosuc interprète le rôle d'Adriana Lecouvreur en remplacement d'Anna Pirozzi, qui nous l'expliquait dans le cadre d'une interview

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