Les deux sopranos ont offert le 6 mars, un spectacle exigeant, généreux et joyeux.
La tendance est, en ce moment, au concert à deux voix. Et lorsque ce sont deux sopranos de la jeune génération qui sont en scène, le réflexe est de s’interroger sur les pièces qu’elles ont réussi à dénicher, les airs à deux sopranos n’étant pas si fréquents. Il n’y en aura finalement pas tant que cela et l’un de ceux au programme ce soir (le duo de Norma) apparaîtra plutôt comme une curiosité.
En revanche, des airs susceptibles de faire briller deux artistes évoluant dans une tessiture proche, il y en a et non des moindres ! Car les compositeurs du bel canto n’aimaient rien tant que d’écrire des morceaux de bravoure pour leurs chanteuses.
C’est donc Donizetti qui ouvrait le ban et c’est une Nadine Sierra enjôleuse qui, en interprétant l’air de Norina (« Quel Guardo… » « So anch’io la virtù magica ») de Don Pasquale rappelle a immédiatement rappelé à tous l’extraordinaire projection de sa voix, sa virtuosité, une facilité aussi bien dans le legato que dans le staccato, et surtout des aigus stratosphériques qu’elle lance à pleine voix avec une belle énergie.
Décidée à jouer le comique à fond, Pretty Yende a suivi en exploitant, avec talent, toutes les libertés autorisées par le bel canto, dans l’air « Chacun le sait » de La fille du régiment. Les aigus sont certes, un peu moins aériens que ceux de sa collègue et le français parfois un peu exotique, mais Pretty Yende démontre là qu’elle compte bien tenir son rang face à sa collègue, dans cette soirée d’exception.
Suivra la seule incursion de la soirée chez Rossini avec le duo « Non bastan quelle lagrime » d’Elisabetta, regina d’Inghilterra ; elle permettra aux deux artistes de prouver que, quoiqu’elles le fréquentent peu, elles se sentent parfaitement à l’aise dans le répertoire du compositeur de Pesaro.
Un coup d’œil dans le programme nous permettait ensuite de constater que deux airs très conséquents se profilaient à l’horizon.
Avec l’air final de La Sonnambula, Pretty Yende retrouvait le rôle qu’elle avait endossé en juin 2021 au Théâtre des Champs-Élysées. L’on sent alors qu’elle est, désormais, bien plus à l’aise avec le récitatif et la cantilène (« Ah ! non crea mirarti ! »), deux parties qu’elle interprète avec une extrême sensibilité et une réelle émotion. Cette superbe entrée en matière nous fait malheureusement regretter, que cédant à l’un de ses penchants récurrents, la soprano persévère ensuite à présenter, dans la cabalette, des variations bien souvent hors de propos, ramenant l’exercice du bel canto à une multiplication d’effets et à un chant sans réelle profondeur qui la contraindront, notamment, à éluder l’aigu final…
Un air de Traviata, anthologique
Ce qui suit est d’un autre niveau car Nadine Sierra entame ce qui est indéniablement le clou de la soirée, le grand air de l’acte I de La Traviata. Dès l’attaque, elle porte en elle la brillance de la courtisane et aussi, les doutes sur cet amour qui vient la perturber alors qu’elle était résolue à mordre dans la vie à pleines dents. Elle fait preuve d’une prononciation irréprochable, d’un médium qui semble s’être enrichi avec le temps, d’un souffle incroyable et d’aigus qui n’ont jamais le goût de la seule virtuosité. Avec le Follie… Follie…, elle passe encore un cap dans la présence de cette Violetta qui se matérialise en temps réel devant nous. Enfin, le Sempre libera (avec Pretty Yende dans le rôle d’Alfredo) s’inscrit dans la veine des grandes interprètes du rôle. Rien n’y manque, ni la vélocité contrôlée (et très bien accompagnée par Giacomo Sagripanti), ni les aigus éclatants, ni surtout cette attitude de femme déterminée prête à conquérir la vie.
En un tournemain, Nadine Sierra est devenue Violetta et a emporté des spectateurs abasourdis dans un tourbillon impressionnant. Ce moment de la soirée, littéralement miraculeux, a alors suscité un puissant cri d’amour poussé par un public exultant devant une telle démonstration.
Après cela, il fallait « atterrir en douceur » avant l’entracte et ce fut le duo constitué de « Deh, con te li prendi », « Mira, o Norma » et « Si, fino all’ore » de Norma qui voyait les deux artistes interpréter, le temps d’un concert, deux rôles qu’elles n’aborderont jamais en scène ; un petit plaisir en somme, qui ne prêtait ni à conséquence ni à un enthousiasme démesuré…
En seconde partie, les deux sopranos se retrouvaient pour un duo des fleurs de Lakmé, d’une rare élégance.
Puis après Violetta, venait Juliette, une autre grande amoureuse. Une fois encore, le chant éclatant de Nadine Sierra faisait de « Je veux vivre » un moment aussi virtuose qu’habité, et finalement couronné par un aigu stratosphérique lancé après un placement assuré sur des Louboutin aux talons vertigineux.
Pretty Yende prenait ensuite un grand plaisir à incarner l’air d’Olympia, la poupée des Contes d'Hoffmann, une poupée « remontée » successivement par Sagripanti et par Sierra, et dont l’exécution impeccable ne pouvait que garantir un effet euphorisant sur un public parisien naturellement amoureux des partitions d’Offenbach.
À la suite, l’Américaine Sierra entraînait la Sud-Africaine Yende dans un programme qui semble, actuellement, en grâce à Paris (rappelons-nous le récent concert de Gustavo Dudamel à Garnier et ses mélodies américaines et sud-américaines). L’on peut affirmer sans hésitation, que ce répertoire convient parfaitement tant à l’une qu’à l’autre.
De « A Julia de Burgos », un air tiré du Cycle of American poems de Bernstein, destiné, à la création, à célébrer la diversité culturelle des États-Unis, l’on reçoit « cinq sur cinq » le message adressé par l’interprétation savoureuse de Nadine Sierra, une femme née en Floride où les Hispaniques sont nettement majoritaires.
L’air, très drôle, tiré de The enchantress de Victor Herbert permet ensuite à Pretty Yende de nous réjouir, de sa voix charpentée, avec cette héroïne qui se prend pour une Prima Donna.
Enfin, ce fut « I fell pretty » de West side story dans lequel les deux « pretty girls » apportaient, chacune à sa façon, leur contribution pétillante au chef-d’œuvre de Bernstein.
Partie sur de tels rails et portée par l’enthousiasme du public, la soirée ne pouvait pas s’achever sans bis.
Le premier fut un hommage des deux jeunes artistes à Édith Piaf et à la culture française avec une très belle Vie en rose.
Le second (avant d’entonner le chant d’anniversaire de Pretty Yende) fut un medley américain (As time goes by / Moon river / Edelweiss / The way we were / Over the rainbow) dans lequel les sopranos continuaient à affirmer leur éclectisme et le fait qu’elles n’ont aucune raison valable pour se cantonner au seul monde de l’opéra.
Il faut enfin préciser qu’elles avaient, avec Les frivolités parisiennes pour les accompagner, une formation totalement rompue aux répertoires les plus divers et qui, notamment avec le répertoire français léger dans lequel elle excelle, sait parfaitement jouer d’une notable et naturelle souplesse d’exécution. Giacomo Sagripanti, un chef qui évolue sur les plus grandes scènes mais à la tête, ce soir, de cet orchestre de taille modeste, a su se montrer dynamique aussi bien qu’attentif, joueur, aussi bien que rigoureux. Qui plus est, on saura gré au chef d’avoir été puiser dans un répertoire original pour les parties orchestrales, entre l’ouverture de La perle du Brésil de Félicien David, la Sevillana de Massenet et le « Pas de six » du Guillaume Tell de Rossini.
Ce fut une soirée où l’intelligence et le professionnalisme de la jeunesse côtoyaient la grâce et la virtuosité, où le talent et la brillance n’oubliaient pas aussi que l’opéra est un art gai et ouvert à de multiples horizons. L’enthousiasme du public montra que ce fut un joli jour de fête à la Philharmonie de Paris.
Paul Fourier
6 mars 2023, Philharmonie de Paris
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