Le Triptyque (Il Trittico) de Giacomo Puccini, créé pour la première fois en 1918, prend la forme d’un cycle de trois opéras en un acte, conçus dès l’origine pour être donnés dans une même soirée. L’idée première du compositeur consistait à élaborer une trilogie dont chaque volet illustrerait un passage de la Divine Comédie. Finalement, seul le dernier opéra sera inspiré de quelques vers du poème de Dante et l’unique fil rouge qui relie ces trois intrigues repose sur le thème de la mort dissimulée, présenté dans des contextes très différents.
La version d'Il Trittico présentée actuellement a déjà été créée à la Royal Opera House en 2011, bien que le dernier opéra, Gianni Schicchi, ait déjà été monté deux fois, en 2007 et en 2009, couplé à L’heure espagnole, l’œuvre de Maurice Ravel. La mise en scène est ici signée Richard Jones (les œuvres étant toutefois reprises par Sarah Fahie et Benjamin Davis) et la réussite de cette création repose sur la singularité des productions individuelles, portée par une synergie collective qui donnent naissance à un spectacle très varié en termes de structures et d’atmosphères. Pour chaque opéra, les décors ont été confiés à des scénographes différents, dont les versions contrastées contribuent paradoxalement à créer un sentiment d’unité.
Se déroulant à Paris, La Houppelande (Il tabarro) narre l’histoire d’un propriétaire de péniche, Michele, et de sa femme, Giorgetta. Ils vivent dans la pauvreté et leur vie a basculé après le terrible drame qui les a frappés, la mort de leur fils. Tandis que Michele tente de reconstruire leur vie, Giorgetta tombe amoureuse de Luigi, un débardeur qui travaille pour Michele. Luigi ne se résout pas à quitter Giorgetta et ils convient avec elle de la retrouver ce soir-là sur la péniche, cette dernière devant le prévenir en faisant craquer une allumette. Mais quand Luigi voit Michele allumer sa pipe, il croit reconnaitre le signal de Giorgetta. Michele réalise alors ce qui se trame dans son dos et tue son rival. Michele indique une houppelande à Giorgetta qui, horrifiée, la soulève et découvre le corps de Luigi.
Le décor d’Ultz est sombre, à l’image de la vie du batelier, tout comme la noirceur de l’eau sur laquelle la péniche semble tour à tour couler ou flotter. L’arrière-plan est constitué d’un ensemble d’usines et d’entrepôts formant un mur continu qui traverse toute la largeur de la scène et crée une sensation d’enfermement. La seule issue éventuelle pourrait être une ruelle menant vers ce qui semble être une maison mal famée, en faisant à son tour une piètre voix d’évasion.
Dans le même temps, des signes de vie quotidienne transparaissent à travers la présence de passants et ouvriers d’usines, qui atténuent la dimension irréelle de cette toile de fond semblable à l’enfer, et permettent d’imaginer que les protagonistes pourraient effectivement vivre dans cette sombre réalité. L’ensemble forme un tableau poignant qui permet de mieux appréhender les personnages. On comprend leur sentiment de détresse ou de claustrophobie, et leur désir d’évasion, aussi puissant que les barrières physiques ou psychologiques qui rendent cette fuite impossible.
Bien que les prestations soient parfaitement honorables, la distribution de cet opéra semble la plus faible des trois. Patricia Racette, qui incarne Giorgetta, est très en forme vocalement, mais la voix de Lucio Gallo, dans le rôle de Michele, semble voilée et poussive comme s’il avait passé une nuit blanche. Carl Tanner (Luigi) est parfait dans son rôle, et le reste de la distribution livre une prestation remarquable, notamment Jeremy White, Talpa (un débardeur) et Irina Mishura, Frugola (sa femme). Dans La Houppelande, la direction de Nicola Luisotti manque légèrement de précision, cet aspect étant paradoxalement nécessaire pour restituer le caractère mystérieux de la partition, et son interprétation s’avère bien plus convaincante dans les deux autres opéras.
Se déroulant près de Sienne, Soeur Angélique (Suor Angelica) met en scène l’histoire d’une nonne qui entre au couvent après avoir jeté le déshonneur sur sa riche famille en mettant au monde un enfant illégitime. Elle accomplit pieusement ses tâches au sein de l’institution religieuse, lorsqu’un jour, sa tante, la Princesse, vient la voir en lui demandant de signer un document par lequel elle renonce à sa part d’héritage au profit de sa sœur qui va se marier. Angelica refuse, estimant qu’elle ne peut déshériter son fils. Mais la Princesse lui révèle qu’il est mort deux ans plus tôt. N’ayant plus de raison de vivre et souhaitant rejoindre son fils, Angelica signe les documents et s’empoisonne avant de prendre conscience que le suicide est un péché. Avant de mourir, elle croit voir la Vierge Marie qui la pardonne et l’attend au ciel avec son fils.
Le décor de Miriam Buether nous plonge dans l’infirmerie d’un couvent, espace spartiate composé de murs vert pastel au sein duquel les nonnes soignent des enfants malades. Ce cadre sert efficacement l’action scénique : il permet notamment de capter en permanence l’attention du spectateur tandis que les sœurs s’affairent à leurs tâches quotidiennes, servant ici les repas ou changeant là les draps. La scène où les nonnes découvrent le corps d’Angelica et s’efforcent de cacher la tragédie aux enfants offre une poignante transition vers un tableau final glaçant d’horreur.
La scène de la rencontre entre la Princesse et Angelica est non moins émouvante – située entre des murs jaune citron qui créent une atmosphère stérile et sans âme. Ce qui frappe également, c’est la complicité des nonnes avec la Princesse. Lorsqu’Angelica s’évanouit en apprenant la mort de son fils, elles la relèvent et la réaniment avec la ferme intention de lui arracher sa signature.
Interprétant le rôle de Sœur Angélique, Ermonela Jaho nous livre la meilleure prestation de la soirée. Sa voix, d’une immense douceur et d’une fluidité extrême lui permet d’offrir une interprétation juste, précise et d’une grande expressivité. Le jeu d’Anna Larsson, la Princesse, est empreint d’un détachement froid et hautain, et la voix d’Irina Mishura, l’Abbesse, est marquée par un timbre d’une grande intensité. Soeur Angelique comprend une imposante distribution, et les artistes qui interprètent les nonnes, dont plusieurs font partie du chœur du Royal Opera, livrent des prestations très impressionnantes.
Gianni Schicchi, qui reprend les thèmes de la mort dissimulée, de l’avidité et de la tromperie, permet cependant de terminer la soirée sur une note plus légère. L’intrigue repose sur la mort du riche Buoso Donati. Sa famille cupide, après avoir découvert que ce dernier avait légué la plupart de ses biens au monastère local, demandent à Gianni Schicchi de les aider à récupérer illicitement leur héritage. Mais Schicchi a des griefs à leur encontre, ces derniers refusant que Rinuccio épouse sa fille Lauretta au motif qu’elle n’a pas de dot. Il promet donc à la famille de l’aider en se substituant à Buoso (dont la mort n’a pas encore été annoncée publiquement) et en faisant rédiger un nouveau testament. Mais il fait en sorte de s’attribuer la plus grande part de l’héritage, c’est-à-dire la maison, la mule et les moulins de Buoso. La famille est dans l’incapacité d’agir, s’étant rendue complice de la falsification du testament, un délit très sévèrement puni.
La version de John Macfarlane situe l’action dans les années 50 et transforme la maison de Buoso Donati en un intérieur kitsch orné d’un papier peint de mauvais goût : un décor parfait pour les manigances qui s’y déroulent. La cupidité et les outrances des personnages transparaissent à travers les danses et chorégraphies empreintes d’une note moralisatrice et qui laissent une grande place à l’humour. Lucio Gallo campe ici un excellent Gianni Schicchi, doté d’un esprit subtil et débordant de malice, et la scène où il traîne le buste dérobé de Dante pendant que les amants terminent leur duo est irrésistible de drôlerie. Paolo Fanale est admirable dans le rôle de Rinuccio, Susanna Hurrell livre une magnifique interprétation de l’air emblématique « O mio babbino caro », tandis que Gwynne Howell (Simone), Elena Zilio (Zito) et Rebecca Evans (Nella) se distinguent par des prestations de haut niveau.
traduction libre de la chronique de Sam Smith
Il Trittico à la Royal Opera House, Covent Garden
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04 mars 2016 | Imprimer
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