Interprété par les jeunes chanteurs et chanteuses du Jette Parker Artists, ce double programme du Royal Opera de Londres réunit deux opéras en un acte ayant été écrits à des extrémités diamétralement opposées du XXe siècle, mais dont les premières ont eu lieu à tout juste huit ans d'intervalle. Bohuslav Martinů a composé Larmes de couteau, sur un livret français de Georges Ribemont-Dessaignes, en 1928, même si l'œuvre n'a été créée qu'en 1969 au Théâtre national de Brno. La musique témoigne du goût du compositeur pour le jazz, tandis que la trame repose sur des composantes à la fois surréalistes et grotesques. Une jeune fille nommée Eléonore découvre avec horreur que sa mère l’imagine mariée avec le beau M. Satan ! Lorsqu'un pendu surgit soudain, Eléonore déclare en tomber amoureuse, et Satan célèbre le mariage d'Eléonore et du Pendu.
La jeune femme s’imagine une vie d'aventures avec le Pendu, mais se sent vite seule et délaissée tant son époux semble rester insensible à ses avances (et pour cause !). Désespérée, elle se suicide, mais Satan assure à la Mère qu'il peut la ressusciter. Satan se déguise en Pendu, se penche sur le cadavre d’Eléonore et lui déclare son amour, ce qui la ranime. Elle embrasse celui qu’elle prend pour son Pendu, avant de découvrir horrifiée qu'il s'agit de Satan, qui s'enfuit. La Mère déplore son départ, car même s’il se révèle un tantinet effrayant, elle le trouve néanmoins fort séduisant ; alors qu’Éléonore pleure et s'écrie : « Je suis une pauvre femme incomprise ».
La production d'Eleanor Burke pour la scène intime du Linbury Studio Theatre de la Royal Opera House ne cherche pas à rationaliser les éléments surréalistes, qu'elle s’attache au contraire plutôt à accentuer. Et c’est tout à fait approprié, car lorsqu'un opéra n'est pas conçu pour être pris au pied de la lettre, la pire chose à faire consiste à l'aseptiser pour l’appréhender au premier degré. De plus, l'accent est ici mis sur l'exacerbation du surréalisme, mais sans pour autant le pousser à l'extrême afin de ne pas sombrer dans le ridicule.
Valentina Puskás (Eleanora) Veena Akama-Makia (La mère) Edmund Danon (Satan) Larmes de couteau (c) 2024 ROH ph. Camilla Greenwell
Dans un décor signé Anna Reid, l'ironie de l’œuvre est renforcée par le fait que l'action est située dans une boutique de mariage baptisée Mother Knows Best Bridal Services (littéralement, « une mère sait ce qu'il y a de mieux en matière de services nuptiaux »). Les agissements de la mère autour du mariage de sa propre fille en disent long sur ce qu’elle pourrait faire pour organiser le mariage de tiers. De fait, dans la production, la mère tient tellement à ce que sa fille épouse le beau M. Satan qu'elle a créé toute une entreprise pour atteindre l’objectif.
L'attention portée aux détails est exquise : le mannequin du Pendu n'est au départ qu'un des sept corps suspendus au plafond, et le fait que seuls le pantalon et les chaussures de chacun d'entre eux soient visibles depuis la salle laisse entendre qu'on pourrait les confondre avec de simples vêtements d'homme. Le fait qu'ils se balancent parfois ajoute néanmoins une dimension supplémentaire à cette perception, et il tout aussi significatif que Satan et le Pendu arborent la même tenue, mais avec des couleurs inversées – ce qui est rose chez l’un est bleu chez l’autre. Comme pour illustrer les deux vies opposées qui s'offrent à Eléonore.
John Harbison a décrit son œuvre Full Moon in March (composée en 1977) comme un « opéra rituel emblématique », adaptée à partir du texte d'une pièce de théâtre tardive de W B Yeats, riche de symboles. Situé dans un royaume mythique, l'opéra s’articule autour du périple d’un humble gardien de cochons, faisant un long périple pour atteindre le royaume de la reine vierge. Il est déterminé à y participer au concours de chant qui déterminera qui obtiendra sa main. Elle proclame néanmoins qu'aucun prétendant n’a encore réussi à l’émouvoir par son chant et lui déconseille de tenter sa chance car la peine encourue en cas d'échec est la mort. Le porcher persiste, la reine est intriguée par son assurance – pourrait-il être celui qui l'aidera à trouver l'amour et la libération ? Cependant, lorsqu'il s'avère qu'il cherche avant tout à passer une nuit avec elle et à s'emparer de ses richesses, elle ordonne qu'il soit exécuté. La reine se sent alors perdue, mais son désir de vengeance s’incarne alors dans le fantasme d’un boxeur qui semble lui redonner de la force.
Aisha Weise-Forbes (The Queen - Boxer) Veena Akama-Makia (The Queen) Full Moon in March (c) 2024 Camilla Greenwell
Dans la production d'Harriet Taylor, le devant de la scène est occupé par le lit de la reine, ayant la particularité d’être surmonté d'une guillotine à son extrémité inférieure. L'opéra fait intervenir un « piano préparé » (le son de l’instrument est altéré par divers objets placés sur les cordes), joué ici par Thomas Ang, qui installe tantôt des vis ou des rondelles, tantôt des pièces de monnaie entre les cordes. Les objets modifient la couleur ou la hauteur de la note, et se révèlent être un élément important de l'énigmatique partition de Harbison. Les deux opéras sont particulièrement bien dirigés par Edward Reeve, à la tête du Britten Sinfonia, tandis que la majorité des membres de la distribution apparaissent dans les deux opéras. Ils ont ainsi l’occasion de faire la démonstration de leur polyvalence, et plusieurs séquences se distinguent vraiment. Valentina Puskás révèle un soprano rond et avenant dans le rôle d'Eléonore, avant d'être tout aussi convaincante dans le rôle de l'un des deux assistants dans Full Moon. L'autre est interprété par Jonah Halton, qui déploie un très agréable ténor et fait montre d'un charisme remarquable. Avec son mezzo-soprano très accompli, Veena Akama-Makia est aussi solide dans le rôle de la Mère et presque comique que dans celui de la Reine, à la fois troublante et intrigante, tandis qu'Edmund Danon, avec un splendide baryton, offre un charme séducteur au rôle de Satan et quelque chose de complètement différent dans celui du Porcher.
traduction libre de la chronique en anglais de Sam Smith
Londres, 30 avril 2024
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