Georges Enesco, compositeur, violoniste, pianiste, chef d’orchestre et professeur (dont Yehudi Menuhin fût l’un des élèves) est considéré par beaucoup comme l’un des plus importants musiciens roumains. Œdipe, son unique opéra, s’impose tout autant comme son plus grand chef-d’œuvre, et pour autant, du moins en Angleterre, l’œuvre est souvent négligée. Cette production, initialement présentée en 2011 à Bruxelles, inaugure à la fois l’œuvre sur les planches de la Royal Opera House de Londres pour la première fois de son histoire, et sa première version intégralement scénique sur l’ensemble du territoire britannique.
Le projet de l’opéra a germé dans l’esprit de Enesco en 1910. Il commence alors immédiatement à composer les brouillons de ses partitions, alors même que le livret est encore inachevé. Le livret sera rédigé (en français) par Edmond Fleg en 1913, mais l’orchestration ne sera terminée qu’en 1931, et l’œuvre ne fut créée sur scène qu’en 1936. Etalé sur quatre actes, l’opéra relate le mythe d’Œdipe de Sophocle, mais de manière peu conventionnelle dans la construction du récit. L’acte III met en scène Œdipe Roi, tandis que les premier et deuxième actes introduisent les évènements du passé, présentés normalement dans l’acte IV d’Œdipe à Colone de Sophocle, et ce avec un traitement psychologique altéré des derniers jours d’Œdipe par rapport à l’œuvre originale.
Dans la production d’Àlex Ollé et de Valentina Carrasco, le lieu et l’époque de l’action restent volontairement non préciés, et peuvent autant représenter une époque grecque plus tardive, que le XIIème siècle romain (des drapeaux rouges apparaissent notamment ponctuellement sur scène). Les allusions à des temps plus reculés et plus modernes ne cessent de s’entremêler, le plus souvent pour servir le récit. Par exemple, Créon porte un uniforme militaire moderne lorsqu’il conduit Œdipe à Thèbes pour prendre le pouvoir, mais revêt un costume plus traditionnel lorsqu’il essaie de le convaincre de revenir, espérant peut-être ainsi renforcer la légitimité de sa cause.
Les décors et les costumes, respectivement d’Alfons Flores et de Lluc Castell, semblent pensés pour combiner un sens antique de la grandeur et un sens plus moderne de la décadence. Des statues cernent la scène, manifestement inspirées de la Grèce Antique, et pourtant, leurs vêtements et visages semblent faire écho à notre époque contemporaine, si bien que leur allure rappelle les armées modernes. Les couleurs ocres dominent l’ensemble du décor, ce qui pourrait suggérer l'ambivalence tant de la nature saine de la Terre, que de la rouille qui apparait avec le temps qui passe et la négligence.
La scénographie réussit bien plus qu’elle n’échoue. L’acte I, dans lequel Œdipe nait alors que s’annonce la prophétie voulant qu’il tuera son père et épousera sa mère, est réparti en quatre niveaux distincts. Les personnages principaux occupent le centre de ces niveaux, tandis que les personnages secondaires sont placés avec les membres du chœur et les statues. Cette mise en scène fonctionne puisque bien que le sujet de l’œuvre ne soit pas foncièrement chrétien, la musique possède néanmoins un sens de « cantique et réponse ». Ainsi, cette installation permet au chœur de répondre aux personnages principaux avec un air formel, sans toutefois apparaître trop rigide ou trop peu dramatique.
Le Sphinx est dépeint avec succès, transposé ici en un avion de la Seconde Guerre Mondiale dont les hélices ronflent tandis qu’il s’éveille, mais la scène dans laquelle Œdipe tue Laïos après qu’il refuse de lui indiquer le chemin est moins réussie. Elle est présentée de façon contemporaine, avec des ouvriers de chantier routier vêtus de gilets fluorescents, mais la version originale aurait sans doute plutôt mérité une réunion de deux grands partis dont le refus mutuel de céder releverait davantage de problématiques de statut et de questions de fierté. Ici, il est difficile de comprendre pourquoi Œdipe se tient seul au milieu de la route au lieu du bas-côté, quand bien même on y voit un écho au travail d’Enesco et de Fleg. Dans le livret, l’altercation ne s’éternise pas, Œdipe tue Laïos après seulement une unique réplique, suggérant une décision impulsive, qui découle de son état d’esprit avant même que Laïos n’apparaisse.
À l’occasion de ses débuts à la Royal Opera House, Leo Hussain dirige avec talent alors que Johan Reuter dévoile toute sa puissance, son ton chaleureux et sa clarté dans le rôle particulièrement exigeant d’Œdipe. Cet opéra fait appel à de nombreux personnages principaux, avec Sarah Connolly en Jocaste, Sophie Bevan en Antigone, Samuel Youn en Créon, Alan Oke en berger, In Sung Im en Phorbas, Claudia Huckle en Mérope et Marie-Nicole Lemieux dans le rôle du Sphynx, qui livrent tous de bonnes prestations. Sir John Tomlinson, qui incarne le prophète Tirésias, prouve une fois encore qu’il est un véritable expert de la scène lyrique lorsqu’il s’agit d’investir un personnage. Et alors que l’Œdipe Roi de Sophocle s’achève par son exil de Thèbes, le choix d’Enesco d’ajouter un acte supplémentaire qui se focalise sur Œdipe à Colone semble faire évoluer son vœu initial de raconter une histoire de rédemption, et la présente mise en scène qui s’achève alors qu’Œdipe disparait dans la lumière tend manifestement à souligner l’élévation spirituelle du personnage.
traduction libre de la chronique de Sam Smith
Oedipe (23 mai 2016) à la Royal Opera House de Londres jusqu'au 8 juin 2016
28 mai 2016 | Imprimer
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