Eugène Onéguine de Piotr Ilitch Tchaïkovski, créé à Moscou en 1879, est basé sur le poème éponyme d'Alexandre Pouchkine. Le livret, élaboré par le compositeur lui-même, suit de près certains passages de la source littéraire et conserve une grande partie de sa poésie. L'action se déroule dans les années 1820 à Saint-Pétersbourg et ses environs. Tatiana, la fille de la propriétaire terrienne Madame Larina, tombe amoureuse d'Eugène Onéguine. Elle le rencontre alors que Lensky, le fiancé de sa sœur Olga, rend visite à la famille à la campagne, accompagné de ce mystérieux ami. Tatiana est instantanément attirée par Onéguine et lui écrit une lettre dans laquelle elle lui fait part de ses sentiments, affirmant qu'elle doute de pouvoir jamais ressentir la même chose pour quelqu'un d'autre.
Onéguine est néanmoins de ces êtres qui ne montrent pas aisément leurs sentiments et considère ne pas être fait pour le mariage. Bien qu'il l’affirme à Tatiana sans animosité, tout en la mettant en garde de ne pas se livrer émotionnellement si facilement, la façon dont il la rejette peut paraitre condescendante, voire cruelle. Lors du bal qui suit chez les Larin, le jeune homme s’irrite des ragots colportés sur lui et Tatiana, et comme pour les détromper, il flirte et danse avec Olga, ce qui suscite la jalousie de Lensky. Lensky interpelle Onéguine, la situation s'envenime, et une chose en entrainant une autre, ils finissent par convenir d'un duel. Alors qu'ils s’apprêtent à s’affronter, ils hésitent, réalisent la vacuité de leur différend, mais ni l'un ni l'autre n'est prêt à reculer et Onéguine tue Lensky.
Rejeté par la bonne société, pris de remords pour la mort de Lensky, Onéguine consacre les années suivantes à voyager en Europe. Il retourne à Saint-Pétersbourg et, lors d'un bal, retrouve Tatiana désormais mariée au prince Gremin. Onéguine ne peut croire que cette beauté aristocratique est la jeune fille qu'il a autrefois rejetée, et est immédiatement pris de regrets. Alors qu’ils se croisent en privé, Onéguine déclare son amour à Tatiana, et de son côté, elle admet éprouver toujours les mêmes sentiments à son égard. Elle restera néanmoins fidèle à son mari malgré ses sentiments, et le quitte seul et dévasté.
Kristina Mkhitaryan (Tatyana), Eugene Onegin (c) Tristram Kenton
La nouvelle production du metteur en scène américain Ted Huffman pour le Royal Ballet and Opera de Londres transpose l'action à notre époque. L'approche « minimaliste » du drame est néanmoins bien plus importante que l'époque choisie. L'intention de Ted Huffman consiste à faire émerger un monde qui « dans un sens, n'existe que dans l'esprit du public » – le décor de Hyemi Shin se compose d’un grand espace pratiquement nu. Alors qu'une telle approche aurait pu submerger les interprètes et leur donner un sentiment d’écrasement, c'est l’inverse qui se produit. L'espace est suffisamment vaste pour placer l'ensemble de la représentation à l'échelle qui convient à ce grand opéra. De fait, toute la scène pourrait être perçue comme un livre vierge dans lequel Tatyana écrit ses rêves de voir les événements se dérouler autrement, mais rien ne se passe comme elle l’aurait souhaité.
Le drame commence avec seulement quelques individus sur scène, avant qu’ils ne soient rejoints par le chœur. Ses membres jouent d'abord le rôle de paysans puis on les entend « s'approcher » depuis l'arrière-scène, leur belle sonorité se propageant dans la salle. Une fois arrivés, ils occupent le centre de l’espace, ce qui aide le public à se sentir aussi impliqué dans la scène que ceux qui y participent.
La première difficulté majeure survient néanmoins lors de la scène de la lettre. Alors que Tatiana déverse sur le papier ses sentiments pour Onéguine, elle n'est pas seule, comme le veut le livret, car Olga écoute et écrit. Un choix de mise en scène qui met à mal l'idée selon laquelle Tatyana décide elle-même de ce qu'elle va écrire, au regard de sa propre introspection et signifiant dès lors qu'il n'y a personne pour lui suggérer de modérer sa démarche et qu'elle peut facilement se convaincre que son initiative est la bonne. On peut pousser la réflexion : dès lors qu’Olga est présente et qu’elle a conscience de la profondeur des sentiments de Tatiana pour Onéguine, aurait-elle seulement accepté l'idée de danser avec lui au bal ?
Gordon Bintner (Eugene Onegin) and Liparit Avetisyan (Lensky) Eugene Onegin (c) Tristram Kenton
On pourrait considérer qu'Olga n'est pas physiquement présente dans la scène, et qu'elle incarne simplement ce côté de Tatyana qui la pousse à agir. Si tel est le cas, il est dommage que Ted Huffman – qui fait tellement confiance aux interprètes pour occuper l'espace sans distraire outre mesure l’auditoire –, oublie ce principe lors de ce seul moment où une longue performance en solo serait vraiment nécessaire. Avant le bal de Larin, nous voyons Onéguine et Olga s'étreindre passionnément, mais rien ne prouve qu'ils éprouvent des sentiments l'un pour l'autre, surtout à ce stade. Même si la direction d’acteurs n'est pas forcément censée représenter des événements qui se produisent littéralement, le problème s’impose dès lors que trop d'épisodes censés être symboliques ou ne s'être produits que dans l'imagination des protagonistes sont présentés physiquement, et qu’ils commencent à devenir trop réels pour le public.
La fin du bal de Larin est efficacement rendue. Nous nous surprenons à croire sincèrement à cette situation que personne n'a jamais voulue rendre aussi incontrôlable, et qu'elle ait pu s'aggraver au point que deux anciens amis acceptent de se battre en duel. On ne dévoilera pas ici le déroulement du combat, mais la scène soulève la question de savoir pourquoi, au regard des actions d'Onéguine au cours de celui-ci, la société pourrait ensuite être encline à l’ostraciser. Peut-être parce qu’autour de lui, on ne croit pas à son récit ?
Si l'on considère que Lensky craint depuis le début qu'Onéguine soit un « meilleur » homme que lui et qu'il finisse toujours par s’approprier ce qui compte le plus pour lui, ce qu'il fait lors du duel est à peu près logique. Pour autant, à un nombre croissant d'occasions au cours de la seconde partie, nous nous retrouvons à devoir nous demander pourquoi telle ou telle idée pourrait être intelligente – au lieu d’être simplement porté par l’émotion de l’instant qui devrait être inhérente au drame. Dix danseurs, chorégraphiés par Lucy Burge, apparaissent par ailleurs fréquemment sur scène, et ouvrent la voie dans la valse, la mazurka et la polonaise. Leur prestation est très accomplie, mais là encore, ils suscitent davantage de réflexion chez le spectateur qu’une émotion viscérale. Souvent, les danseurs se mêlent à certains membres du chœur et aux solistes, de sorte qu’ils les impliquent également dans leurs mouvements. Cependant, comme beaucoup d'autres restent de simples observateurs, les danses ne nous emportent pas toujours avec l’ampleur et la grandeur qu’on pourrait en attendre, et finissent donc par s'adresser davantage à la tête qu'au cœur. L’accumulation de ces modestes contrariétés conduit à une soirée pas totalement convaincante, quand bien même la mise en scène offre quantité de choses à considérer.
Gordon Bintner (Eugene Onegin) and Kristiana Mkhitaryan (Tatyana) Eugene Onegin (c) Tristram Kenton
Les qualités musicales de la soirée sont particulièrement solides, le chef d'orchestre Henrik Nánási tirant le meilleur parti de l'Orchestre de la Royal Opera House. Sa prestation est toujours portée par des niveaux élevés de fluidité et d'équilibre, mais quelque chose de plus mystérieux semble étayer les lignes les plus élégantes de la partition, tandis que même les pages ostensiblement exubérantes ont un petit quelque-chose de plus en arrière-plan. Kristina Mkhitaryan est une Tatyana aux multiples facettes, dont le soprano peut être à la fois chatoyant et somptueux. Elle introduit une nouvelle dimension à son rôle en interprétant les passages clés de la « scène de la lettre » avec une douceur qui souligne la nature intime de ses sentiments, tout en conservant une clarté qui lui permet une projection qui porte dans tous les recoins de la salle. Dans le rôle d'Onéguine, Gordon Bintner révèle un baryton-basse convaincant et apparait pleinement à la hauteur du rôle, quand bien même il l’interprète de façon inhabituelle. Par exemple, lorsqu'il demande à Tatiana si elle ne s'ennuie pas terriblement à la campagne, il donne le sentiment de s’intéresser sincèrement à sa réponse et donc à son bien-être, alors que le plus souvent, il semble évident que le personnage sous-entend son propre ennui. Du fait de cette approche du rôle et de ce sentiment d’engagement envers Tatiana, sa « tromperie » apparait particulièrement profonde.
Liparit Avetisyan est un Lensky extrêmement efficace, son ténor étant à la fois léger et puissant, et son interprétation de « Kuda, kuda vï udalilis » s'impose comme l’un des moments forts de la soirée. Avery Amereau est tout aussi remarquable dans le rôle d'Olga, où elle révèle un mezzo-soprano particulièrement riche et chaleureux. Alison Kettlewell et Rhonda Browne font d’excellents soutiens, respectivement dans les rôles de Madame Larina et de Filipyevna, tandis que Christophe Mortagne incarne à merveille Monsieur Triquet, rôle qu'il avait déjà tenu ici-même en 2013 dans la production de Kasper Holten. Dmitry Belosselskiy interprétera le Prince Gremin à partir du 30 septembre, mais le soir de la première, le rôle était chanté par Brindley Sherratt, dont la prestation prend des allures de cours magistral sur la manière d'interpréter « Lyubvi fse vozrastï pokornï », tant la force de sa basse et la prouesse de son interprétation sont remarquables.
traduction libre de la chronique en anglais de Sam Smith
Eugène Onégine, du 24 septembre au 14 octobre 2024 au Royal Ballet and Opera, Covent Garden
27 septembre 2024 | Imprimer
Commentaires