De la maison des morts est l’ultime opéra du compositeur tchèque Leoš Janáček, achevé à sa mort en 1928 et créé deux ans plus tard. Il s’inspire du roman éponyme (1862) de Dostoïevski, décrivant la vie et l’expérience des nombreux prisonniers d’un camp en Sibérie.
L’œuvre n’avait jamais été présentée à la Royal Opera House, et force est de reconnaitre la richesse visuelle de la nouvelle mise en scène de Krzysztof Warlikowski, en coproduction avec La Monnaie de Bruxelles et l’Opéra de Lyon. Mais bien qu’habile et regorgeant de détails et de nuances, elle perd parfois la nature intrinsèquement russe de l’opéra lorsqu’elle tente de rendre ses thèmes universels.
Warlikowski adapte l’œuvre dans un contexte moderne pour explorer globalement le quotidien du bagne. Il s’appuie sur les essais de Michel Foucault, présentant sur un écran en début de soirée ses thèses sur les rapports entre juges et accusés. Avec intelligence, cette visualisation introductive trouve une résonance dans les mots que prononce le Gouverneur au prisonnier politique Alexandr Petrovič Gorjančikov dans l’acte final : l’homme de loi veut que le détenu lui assène son innocence. La production s’aligne par ailleurs sur les théories de Foucault sur le pouvoir, le savoir, la liberté et la surveillance. Le décor principal, de Małgorzata Szczęśniak, figure un gymnase de prison surmonté d’un couloir vitré pour montrer que les pensionnaires peuvent être observés à tout moment. Une partie centrale, telle une grande boîte, avec deux cloisons opaques et deux murs transparents, se déplace quant à elle sur le plateau pour former aussi bien le bureau du Gouverneur qu’une scène de théâtre pour la « pièce dans la pièce » jouée par les condamnés.
Parmi la série d’idées développées dans la mise en scène, on pourra notamment retenir l’aigle meurtri, trouvé et guéri par les détenus, et qui est incarné ici par un joueur de basket-ball blessé antérieurement par un de ses codétenus. Le vol final et l’ascension de l’oiseau vers le ciel sont symbolisés par un autre membre de l’équipe sportive grimpant à une échelle.
Or voilà, Dostoïevski a puisé l’inspiration de son récit dans son propre séjour dans un camp, pendant quatre années, réellement ponctuées des événements et incidents qu’il décrit. Ainsi, au-delà de ce qui doit être retiré des destins des forçats et des relations de pouvoir au sens large, l’écrivain dépeignait un univers plus spécifique et inhérent à la Russie. En généralisant la portée du message, le metteur en scène a perdu l’âme du contexte original de l’œuvre. Plutôt qu’une communauté de prisonniers reliés par leur expérience commune, ce sont des individus qui semblent davantage épouser l’un après l’autre leur philosophie. Il s’avère dès lors complexe de s’identifier à des personnages menant leur combat séparément, alors même qu’il n’est pas toujours simple de suivre leur parcours. Or le travail d’un metteur en scène sert justement à faciliter la compréhension du spectateur, notamment dans un opéra avec une telle quantité de personnages, en lui permettant de rattacher les destins individuels à la collectivité. En minimisant délibérément le contexte russe, Warlikowski en propose une lecture inverse.
La production aseptise donc d’une certaine façon l’œuvre de Janáček non pas à cause, par exemple, des explosions de confettis rouges en lieu et place des effusions de sang, qui elles traduisent des choix de mise en scène plutôt judicieux. Le prêtre orthodoxe qui apparaît par moments, comme quand il bénit un meurtrier lors de la mise en abîme théâtrale de l’acte II, est néanmoins réduit à une simple figure symbolique alors qu’il y aurait pu être l’objet d’une réflexion détaillée sur le pouvoir de la religion dans la vie du peuple et sur le soutien de l’État et des camps carcéraux par l’Église.
Au succès mitigé de la mise en scène répond une qualité musicale d’exception, sous les traits du chef d’orchestre Mark Wigglesworth, qui capture intégralement l’essence et les nuances de cette partition énigmatique. L’ample distribution excelle avec les remarquables Štefan Margita (dans le rôle de Luka Kuzmič), Nicky Spence (Nikita), Alexander Vassiliev (Gouverneur), Sir Willard White (Alexandr Petrovič Gorjančikov), Graham Clark (Antonič), Ladislav Elgr (Skuratov), Peter Hoare (Šapkin)et John Graham-Hall (Kedril). De tous les chanteurs, Johan Reuter est celui qui marque le plus durablement les esprits, avec son interprétation de Šiškov, revenant sur les événements qui l’ont conduit à assassiner son épouse.
Traduction libre de la chronique de Sam Smith
7 mars 2018 (Londres)
De la maison des morts | du 7 au 24 Mars 2018 | Royal Opera House, Covent Garden
13 mars 2018 | Imprimer
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