Dans la deuxième trilogie Star Wars de George Lucas (mais la première dans la chronologie de l’histoire) Anakin Skywalker respirait comme n’importe quel autre être humain avant de devenir Dark Vador. Jeune esclave rêvant d’étoiles lointaines depuis sa planète désertique Tatooine, il fut initié à l’art des Jedi, puis passa du côté obscur de la Force. Un univers en appela un autre, complètement étranger, ou plutôt incompatible. Si Tannhäuser ne se caractérise pas par son manichéisme, il laisse son personnage entre deux eaux, suspendu à la dualité de deux femmes-concepts, Venus et Elisabeth. Dans sa nouvelle production de l’œuvre de Wagner à l’Opéra national de Lyon, le metteur en scène David Hermann transpose le monde sensible sur Tatooine, tandis que la Venusberg est un repaire d’androïdes humanoïdes. Un monde survit sous le soleil brûlant, l’autre n’a besoin de rien pour vivre dans son atmosphère de métal. Après son Italienne à Alger « à la carcasse d’avion » ou son Così fan tutte « aux guerres mondiales », il confirme son goût de la reconstruction à la suite d’une catastrophe. Tannhäuser n’est certes par Anakin Skywalker, mais son dilemme intérieur entre désir charnel et amour spirituel se marie bien avec l’oscillation psychologique du jeune Jedi.
Dans les références de Hermann, Star Wars tient le haut du panier, et bien plus qu’un space opera indéterminé « avec du sable » : les Jawas viennent voler des pièces détachées des véhicules roulants et l’empereur Palpatine fait ses apparitions pour annoncer l’exil de Tannhäuser ! L’abstraction du décor sombre de la demeure de Venus fait place à une impressionnante structure d’arène à l’acte II. Pour relier ces structures antagonistes, il illustre l’espace de la transition par un désert surplombé de gigantesques miroirs à la surface irrégulière, reflétant des traînées fantomatiques de personnages, à l’instar d’esprits indécis, à cheval sur deux réalités. Il n’y a pas à dire, le scénographe Jo Schramm a fait du très bon travail (sauf au début, hideux, de l’acte I). Le metteur en scène excelle quand il s’agit de traduire la notion de migration, de mouvements de foule ou de traits d’union. Ses intentions sont limpides au II (quoique sans doute trop illustratives) grâce à un décor ultra-expressif dont il tente d’amortir tous les recoins. Moins inspiré par la sensualité de la Venusberg et la dimension religieuse de l’œuvre, il conclut cependant par une puissante vision d’harmonie entre les humains et les androïdes, au rapprochement de Venus et d’Elisabeth, qui fait pencher la balance de la soirée vers la relative satisfaction de l’évasion.
En fosse, Daniele Rustioni (désormais directeur musical de la maison) trouve d’emblée un métissage de timbres des plus sagaces, mais peine à y insuffler une dramaturgie générale, comme s’il n’avait pas pu trouver son propre « son Tannhäuser ». Il n’empêche que les passages italianisants sont d’une beauté à tomber, avec leurs cordes lyriques et leur mur de vents unitaires, et que les chorals sont menés d’un seul souffle. Il atteint cependant une plus grande homogénéité au troisième acte… quand la petite harmonie a la justesse un peu trop basse. En dépit de cuivres un peu zélés pour la musique de scène, le reste de l’Orchestre de l’Opéra de Lyon affirme un engagement et une technique sans faille. Les remarquables Chœurs de l’Opéra de Lyon peuvent à raison faire également la fierté de la Presqu’île.
On n’a guère été séduit par Stephen Gould, le Tannhäuser remplaçant Simon O’Neill en dernière minute. Le ténor avait fait naître des applaudissements très sincères à Bayreuth dans ce rôle ; ce soir, il hurle autant qu’un manifestant en tête de cortège, quoi qu’il advienne de la qualité du son et de la justesse. La voix pourrait être si belle, or il la force jusqu’à-plus-soif dans dans un usant forte continu à la phrase morcelée et à la syllabe emphatique. On pourrait reprocher à Irène Roberts le côté inanimé de sa ligne très égale et pourtant bien projetée, mais elle correspond au cahier des charges de la mise en scène, qui met de côté le vertige de la volupté de Venus. Johanni van Oostrum, au contraire, explore les inflexions de la « chaste vierge » Elisabeth, comme dans une recherche infinie, non-infaillible, pure d’esprit, gorgée de langage et de force de conviction. Le baryton Christoph Pohl est un Wolfram du levant, l’évidence du chant authentique. Le vibrato s’adapte aux mots et à la longueur des notes, dans une rivière de chant argentée. Aux côtés du Landgrave texturé de Liang Li, Pete Thanapat et Kristofer Lundin (tous deux issus du Lyon Opéra Studio) s’attachent superbement à la racine de la ligne.
Les derniers Jedis ne sont pas morts, il aura suffi à Tannhäuser de faire son ascension grâce au pouvoir des femmes.
Thibault Vicq
(Lyon, 11 octobre 2022)
Tannhäuser, de Richard Wagner :
- à l’Opéra de Lyon jusqu’au 30 octobre 2022
- prochainement au Teatro Real (Madrid)
14 octobre 2022 | Imprimer
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