À l’Opéra national de Lorraine, un triptyque Hindemith-Bartók-Honegger musicalement accompli

Xl_https___www.myra.fr_wp-content_uploads_2024_08_h_ro_ne-op_ra-national-de-lorraine-_-jean-louis-fernandez-16-copie © Jean-Louis Fernandez

Pas banal de commencer une saison avec un triptyque (qui ne soit, de surcroît, pas celui de Puccini). C’est le défi que se lance l’Opéra national de Lorraine en ouverture de sa programmation 24-25 autour de la transgression, avec, dans la même soirée, Le Château de Barbe-Bleue de Béla Bartók, le rare Sancta Susanna de Paul Hindemith (vu notamment en 2016 à l’Opéra national de Paris) et l’encore plus rare Danse des morts d’Arthur Honegger, sous la houlette d’un seul metteur en scène, dans un décor unique. Le jeu des points communs entre trois œuvres relativement courtes – respectivement une heure et deux fois trente minutes – doit s’assortir d’un enlacement thématique. Anthony Almeida, déjà à la manœuvre d’une soirée en deux temps à la Royal Opera House de Londres (avec Mavra de Stravinsky et Pierrot lunaire de Schönberg), tente ainsi de tisser son fil à partir de trois étapes de la vie d’une femme, du moins, c’est ce qu’il suggère dans ses notes d’intention, à défaut de le clarifier dans le spectacle. Ne nous arrêtons pas à cette pratique (plutôt courante) de promettre sans suite, car la direction d’acteurs lui permet d’ouvrir d’autres espaces que celui de la contraignante et tristounette cage (trop) tournante sur plan incliné où se déroule la soirée.

Sancta Susanna - Opéra national de Lorraine (2024)
Sancta Susanna - Opéra national de Lorraine (2024) (c) Jean-Louis Fernandez

Par sa conception même, cette structure laisser passer l’éclairage et le son, et la création lumières de Franck Evin élabore un ballet dynamique de noirs, de blancs et de gris pour teinter des mouvements d’un accompagnement expressif sans paroles. Anthony Almeida conçoit l’éveil à la vie (Sancta Susanna) et le développement de la vie de couple (Le Château de Barbe-Bleue) dans un espace fermé et asphyxiant, tandis que le passage à la vie loin du monde terrestre (La Danse des morts) ouvre les parois et cultive un volume de plateau propice à la résonance. Sancta Susanna se confronte à ses croyances, sous le jugement des sœurs. Propre et honnêtement ficelé à partir d’une hébétude sur l’instabilité des corps, ce segment sur le désir naissant manque peut-être de température. Entre Judith et Barbe-Bleue se déroule, en accéléré, l’existence d’un couple, en sept portes comme autant d’étapes. Et la peur change de camp : Barbe-Bleue est celui qui craint, à la fois de s’engager avec une femme qui lui demande de se montrer tel qu’il est (en ouvrant les portes, donc) et de se replonger dans son passé amoureux. Judith change d’attitude en réaction à la trace des conquêtes du propriétaire du château dans chacune des pièces… jusqu’à ce qu’elle découvre qu’elles habitent encore, en chair et en os, dans la dernière. Anthony Almeida transcrit ainsi habilement sur le plateau les maladresses de la séduction. En revanche, il ne sait pas trop quoi faire de l’indigeste texte de Paul Claudel et de la foisonnante musique d’Arthur Honegger. Il se contente d’illustrer le moment présent (en partie avec le Chœur de l’Opéra national de Lorraine, au demeurant poignant dans son combat de titans entre granit et glace, à partir d’une puissante « oralité augmentée ») davantage qu’il ne raconte d’histoire ou cette situation de danse macabre dans son ensemble. Dieu n’est nulle part, les morts ne se débattent pas et ne se soumettent pas ; leur danse tombe à plat.

La baguette de Sora Elisabeth Lee cherche elle aussi, en fosse, à traduire la singularité des trois histoires. Chez Hindemith, une extraordinaire gradation dans la superposition des calques instrumentaux organise un geste artistique inspiré par la progression de la lumière. Le son apparaît ou disparaît à partir de rien, et la cheffe fait sauter l’ordre établi des certitudes, aidée d’un Orchestre de l’Opéra national de Lorraine qui se prend profondément au jeu. Pour Bartók, elle part d’une texture « droite » et en nappes homogènes qui se gonflent en alvéoles dans lesquelles se nichent des solos, vallonnés, de bois et des onomatopées instrumentales rebondissantes. Dans ce livre d’images et de métaphores instrumentales sciemment sur la défensive, Sora Elisabeth Lee fait sentir le papier épais, ainsi que les tenues en marque-page. Dans La Danse des morts, elle trace son sillon vers la transe d’un remarquable mouvement perpétuel, calé, rythmé et texturé, au service de l’écriture contrapuntique, et où s’apposent spontanément les matières, comme dans une composition de moodboard. À l’exception d’un violon solo joliment endolori (Éléonore Darmon), les cordes ont cessé de s’appliquer depuis la quatrième porte du Château de Barbe-Bleue.

La Danse des morts - Opéra national de Lorraine (2024)
La Danse des morts - Opéra national de Lorraine (2024) (c) Jean-Louis Fernandez

La distribution est mise à contribution dans les trois opéras, pour des apparitions assez fugaces (à l’instar d’Apolline Raï-Westphal, dont le doux timbre s’insère à une prosodie très confiante, et de Yannis François, à la ligne bien pesée et pensée, mais peut-être trop imprégnée d’affect sur la longueur), ou plus longues. La très convaincante Anaïk Morel s’entend en adhérence musquée dans la musique d’Honegger, et redouble de pensée flamboyante en une Sancta Susanna royale, à l’incarnation physique et vocale de premier ordre. Si Joshua Bloom atteint le bon caractère pour Barbe-Bleue dans sa phrase progressive, ses textures de monde intérieur et son amplitude projective, le registre médium est source de quelques problèmes de placement. Rosie Aldridge enchante quant à elle en terrassante Klementia et en Judith de construction massive. Elle interprète celles qui n’ont plus rien à perdre, celles qui osent, le phare brillant et le gouvernail inébranlable de ce triptyque anticonformiste qui fait chaud au cœur.

Thibault Vicq
(Nancy, 8 octobre 2024)

Héroïne, triptyque constitué de Sancta Susanna de Paul Hindemith, Le Château de Barbe-Bleue de Béla Bartók et La Danse des morts d’Arthur Honegger, à l’Opéra national de Lorraine (Nancy) jusqu’au 12 octobre 2024

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