Dans la seule année 1735, Londres vibrait à la création d’Ariodante et d’Alcina de Haendel, ainsi que de Polifemo de Porpora. L’Opéra national du Rhin fait ainsi entrer à son répertoire la première de ces trois œuvres (pour boucler un « cycle » entamé en 2021 avec une Alcina COVID-compatible, et poursuivi la saison dernière avec un Polifemo sur un plateau de cinéma), dans une belle coproduction avec le Royal Ballet and Opera de Londres (où il reviendra après presque trois cents ans d’absence en version scénique), et l’Opéra de Lausanne. Orchestre d’aujourd’hui historiquement informé, mise en scène de développement de personnages, distribution palpitante : difficile de ne pas bouder son plaisir devant tant d’équilibre et d’harmonie.
Plus encore que dans l’Alcina de 2021, Christopher Moulds et l’Orchestre symphonique de Mulhouse convergent dans le plus fructueux des dialogues. Les instrumentistes restituent avec panache la meilleure longueur à chaque note et mettent la main à la pâte, tandis que le vigoureux chef dessine la clarté des contours et des formes musicales afin de sublimer, comme une évidence émergente, la dynamique de la partition. Des éloges sont d’abord à adresser aux deux hautbois et au basson, qui émettent en interconnexion avec les voix et étalent la matière en de splendides lignes interactives, que la baguette de Christopher Moulds se charge d’assembler avec les autres couches sonores en édifices sculpturaux. De la « signalisation », il y en a, certes, au sein d’une bourrasque d’intentions d’articulation, d’accentuation, de courbures de liaisons, d’éloquence de silences suspendus (comme sur l’air « Scherza infida »). Même si le troisième acte souffre d’une baisse de régime à l’orchestre (plus rêche) et d’une moindre maîtrise des volumes – la fosse est bien trop forte par rapport au plateau –, on demeure curieux de la façon dont les droites tracées par les cordes s’entremêlent et se coupent, sans sensation de nudité musicale, jusque dans l’instrumentarium le plus minimal. Christopher Moulds a beau trop exacerber le beat, ce qui se situe entre les temps continue à correspondre aux personnalités décrites dans la représentation.
Lauranne Oliva & Christophe Dumaux, Ariodante - Opéra national du Rhin (2024)
Le travail de mise en scène Jetske Mijnssen s’apparente à une fine peinture de personnages, dont elle prend extrêmement soin dans les récitatifs et les airs da capo. Elle séduit dans l’ambivalence de son regard, tantôt ironique, tantôt empathique (mais toujours bienveillant), et en montrant que malgré les passions de l’âme humaine, le ballet des serviteurs reste ce qui rythme la vie de cette famille royale, quoi qu’il advienne. Au fur et à mesure du spectacle, le point de vue s’assombrit, les cloisons se décalent, les intérieurs se remplissent de lustres, alors que le roi sombre dans une maladie le menant peu à peu à la mort – on peut souligner la direction d’acteur phénoménale de la basse Alex Rosen. Chaque air devient un numéro de comédien réaliste, fusionnel avec l’émotion écrite par Haendel. Plutôt qu’un concept général, Jetske Mijnssen suit une linéarité classique (mais efficace !), composée des projecteurs obtenus de chacun de protagonistes.
Le bouquet de chanteurs stimule par sa musicalité omniprésente et enivre de sa trace auditive. On le savait déjà pour Christophe Dumaux (déjà Polinesso à l’Opéra national de Paris au printemps 2023), par lequel le soleil donne sur l’intégralité de la phrase, dans une prodigieuse régularité des registres, dans une tenue immuable. Sa voix est à tête chercheuse de sens, et chacune de ses interventions, en récitatif comme en aria, débroussaille et explore, souhaite exprimer la lettre autrement, comme si plusieurs chanteurs faisaient partie d’un seul homme. L’ampleur constitue la qualité majeure d’Alex Rosen : aussi bien dans le jeu et le mouvement que dans la projection et la densité. Feu d’artifice dans « Voli colla sua tromba », continûement accroché à la vie et à la grandeur, il insuffle une beauté touchante et digne à son Roi, qu’il ancre habilement dans la gloire passée. Le ténor Laurence Kilsby possède la hargne du long cours, de l’intime conviction, qui s’étend et s’épanouit en une mélodie infinie, dans un royaume de projection de lumière, pour impressionner dans sa façon de marier le caractère et la noblesse du trait.
En staccato incisif ou en legato fleuri, Emőke Baráth laisse toujours paraître quelque chose qui n’a pas été percé à jour chez Ginevra. L’intériorité de la phrase prend le dessus, parfois dans une fragilité qui décuple l’aspect touchant de son parcours, de l’amour insouciant jusqu’à la douloureuse amertume. L’effervescente Lauranne Oliva matérialise un nuage volant et omniscient quant au poids de la responsabilité qui incombe à Dalinda. On ne saurait dire si c’est le timbre, l’orientation ou la présence vocale qui enthousiasme le plus, mais il va sans dire que « Neghittosi, or voi che fate ? », à l’acte III, décoiffe ! Pourquoi choisir entre l’incroyable souffle, l’élasticité de l’instrument, la sublimation de la syncope, et la variété des nuances, lorsqu’Adèle Charvet a tout cela ? Pour la mezzo, la musique est supérieure à la moindre situation ; elle ne chante pas, elle transmet et analyse en temps réel, dans ses inflexions, la psychologie d’Ariodante. Son interprétation relève de l’hypnose, d’un rêve éveillé de vocalises, de la liberté et de la pureté du son. Si une petite fatigue se fait sentir dans la dernière demi-heure, c’est aussi pour faire gagner en épaisseur un personnage revenu à la vie, et rappeler la dimension exclusivement humaine de cet épisode d’Orlando furioso.
Thibault Vicq
(Strasbourg, 6 novembre 2024)
Ariodante, de Georg Friedrich Haendel, à l’Opéra national du Rhin :
- à l’Opéra de Strasbourg jusqu’au 13 novembre 2024
- à La Sinne (Mulhouse) les 22 et 24 novembre 2024
- au Théâtre de Colmar le 1er décembre 2024
07 novembre 2024 | Imprimer
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