Arturo Chacón-Cruz, Werther légendaire à l’Opéra Royal de Wallonie-Liège

Xl_a._chacon-cruz__j._berger-orw-li_ge__2_ © ORW-Liège/J.Berger

En septembre dernier, La Traviata lançait une saison éclectique pour Giampaolo Bisanti à l’Opéra Royal de Wallonie-Liège, dont il est directeur musical. Un Tristan et Isolde, un concert Puccini et une Damnation de Faust plus tard, c’est au tour de Werther de passer sous sa baguette sensible et réactive. Il semble avoir gardé le meilleur pour bagage sur cette nouvelle production, car il a toujours quelque chose d’intensément pertinent à raconter sur les malheurs (et violents chantages affectifs) du personnage goethien, sur la réception de ces états par Charlotte et sur la distanciation de Sophie. Il agrippe l’Orchestre de l’Opéra Royal de Wallonie-Liège au déroulé psychologique de l’œuvre, sait appuyer sur ce qui fait avancer l’action, et partage à la fosse son appétit de musique. Le bouillonnement vient d’une mise en valeur constante d’un flux de notes de tête extraverties, passagères mais indispensables à la compréhension des enjeux dramatiques, dans une quasi-improvisation de solistes instrumentaux au sommet. Les flûtes se confondent à l’émission consciente des violons, le cor et la clarinette se distinguent par leur souplesse arrondie, le hautbois et le basson gravent leur souffle sur le tapis de leurs collègues. En dessous subsiste une terre de son immuable, mouillée, en pleine culture, qui contribue aux bonnes pousses des sentiments. Giampaolo Bisanti dirige une substance guidée par la voix, en particulier à l’acte III, transcendé de point de vue dans ses élans extra-humains. Tout part d’une nudité salvatrice des motifs et d’une spontanéité romantique avant de se développer perpétuellement, chanté par les instruments dans les moindres recoins. Oui, les violoncelles participent moins soigneusement à l’effort collectif, et les attaques collectives manquent parfois de mordant unifié, mais un tel Werther, interprété avec verve, refusant la trivialité, ne doit pas être passé sous silence !

Scéniquement parlant, Werther se veut traité sous le prisme de la non-appartenance aux codes. La maison de Charlotte et la nature se muent en un espace en mutation – élégants décors de Rudy Sabounghi – dans lequel s’immisce le personnage par sa présence physique et psychique, parfois à travers des regards filmés en direct. On sent Fabrice Murgia à court d’idées dans la direction d’acteurs, très statique, et dans la vidéo, qui paraphrase souvent inutilement la caractérisation. Et chose surprenante dans ce spectacle, pour qui connaît son travail habituel (notamment le Turc en Italie qu’il avait monté ici-même ou sa Cenerentola à Nancy) : il bute sur l’exploration des émotions s’il ne montre pas avec la caméra leurs personnages associés. Werther aime trop large, Charlotte réfrène trop son désir (ou son non-consentement), Sophie demeure spectatrice – et on sent pourtant que Fabrice Murgia souhaiterait filmer davantage Elena Galitskaya –, Albert se fige en passivité : personne ne quitte vraiment sa zone prédéfinie, et donc tout le monde peine à tenter d’échapper à sa condition.

Werther - Opéra Royal de Wallonie-Liège (2025) (c) ORW-Liège/J.Berger
Werther - Opéra Royal de Wallonie-Liège (2025) (c) ORW-Liège/J.Berger

La distribution n’est aucunement banale. En plus des six excellents enfants de la Maîtrise de l’Opéra Royal de Wallonie-Liège (préparés avec panache par Véronique Tollet), le duo comique de Schmidt et de Johann, sous les traits de Pierre Derhet et de Samuel Namotte, met du cœur à l’ouvrage, grâce à la clarté de diction et de sens du premier, et à la puissance goguenarde du second. La conviction du beau son parcourt les parties vocales d’Albert (Ivan Thirion), constantes en souffle et précisément structurées dans leur émission. L’autre représentant de l’ordre social qu’est le Bailli dispose du timbre séduisant d’Ugo Rabec, même si ce dernier semble peu disposé à être avec l’orchestre. Avec Elena Galitskaya, Sophie rayonne de mystère incarné, comme une antichambre vers les personnalités hors-normes de Charlotte et de Werther. C’est une femme qui en sait beaucoup mais qui en dit peu, qui relativise les situations en savourant le moment présent, en agilité et en optimisme.

Clémentine Margaine affirme d’emblée Charlotte à la façon de Carmen : chaque phrase est pesée, la parole est valorisée, la gravité est installée. Elle chante les conventions, au même titre que la femme disposée à assumer ses choix. Puis, elle s’immerge dans l’encre et le papier des lettres de Werther, figure une impressionnante matière de l’affect, dans la « contagion » de liberté de Werther, qui illumine la progression de la ligne en une beauté bouleversante. L’empathie de Charlotte se révèle devant l’agonie de son amant, et le jeu de la représentation terminé lui impose de revenir à une réalité, faite de légato et de mezza voce en clair-obscur. L’art de la construction pénètre également la prestation époustouflante d’Arturo Chacón-Cruz, qui approche Werther comme du Puccini à la française. Dès qu’il commence à s’emparer de l’espace musical, c’est l’énigme du sublime qui s’impose, et la grandeur tourbillonnante d’un voyage perpétuel qui s’élance. Projection, nuances et jeux de phrases sont à créditer à une palette sans limites, où le « trop » n’est jamais mauvais signe. On peut se questionner sur l’humanité de Werther. Vocalement incarné ainsi, l’évidence triomphe.

Thibault Vicq
(Liège, 15 avril 2025)

Werther, de Jules Massenet, à l’Opéra Royal de Wallonie-Liège, jusqu’au 22 avril 2025

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