Falstaff, c’est invariablement un corps bien en chair. Pour Denis Podalydès, aux manettes d’une nouvelle production à l'Opéra de Lille du dernier opéra de Verdi, cette enveloppe physique est source de fierté dionysiaque et de soucis de santé. À lire la note d’intention, le personnage traverse un chemin de croix de souffrance et de cruauté… d’où une transposition dans le sempiternel asile psychiatrique / sanatorium (au choix), qui ajoute à la farce une dose de gentille moquerie. Denis Podalydès abdique rapidement quant à la crédibilité (voire à la pertinence) du concept, ce qui ne l’empêche pas de « remplir » efficacement les scènes de son savoir-faire théâtral. On n’a finalement rien à reprocher à la réalisation enlevée et parfois drôle du sociétaire de la Comédie-Française, mais on se demande bien pourquoi le personnel de santé tient tant à ajouter à sa surcharge de travail pour tromper un pensionnaire parmi d’autres… Du chic et toc, consommé sans anesthésie, aussitôt oublié.
Heureusement, c’est sur le volet musical que ce Falstaff joue ses plus beaux atouts. D’abord avec l’Orchestre National de Lille, organisme hallucinant d’unité sonore, qu’Antonello Allemandi empaquète sans textures inutiles. Le chef resserre superbement les saveurs comme de la musique sous vide, reconnaissable et performante de suite, dans une densité sur mesure. S’il tient cette musique sculptée dans une cage dorée, c’est pour mieux la libérer à la mesure opportune. Il loge tous les instruments à la même enseigne, pour restituer l’effroi blagueur de la partition et biseauter les fins de notes. Chaque pupitre peut se tenir prêt à avoir son moment de gloire ou à faire l’objet d’une couche stratégique dans la stratification harmonique pour en révéler les parties adjacentes. Le tissu de couleurs garde sa tenue et son mouvement perpétuels grâce à des instrumentistes aventureux, rois de l’écoute mutuelle, déterminés à tenir l’allure d’enfer de ce train verdien, que le levier directionnel d’Antonello Allemandi fait bifurquer sans que ne s’en trouve affectée l’énergie transportée.
Falstaff, Opéra de Lille (c) Simon Gosselin
Ensuite, outre le Chœur de l’Opéra de Lille, souple et dispos, les solistes chantants font monter la mayonnaise de l’haletant. Tassis Christoyannis incarne Falstaff tel un phare dans la nuit, repus de projection et illuminant la phrase de son aura de portraitiste. Charmeur, balourd, grand seigneur, émoustillé, coquet, il assortit en permanence ses masques au timbre accompagnateur de la fosse. Avec un alignement entre le rôle écrit et le jeu, la voix s’amuse autant que son bienheureux propriétaire. Les comparses Loïc Félix (Bardolfo) et Damien Pass (Pistola), lui emboîtent le pas, respectivement d’une présence vocale imposante et d’une juste immédiateté. Ford abonde d’adhérence musicale avec Gezim Myshketa : sa phrase est un focus lumineux qui ne termine son chemin que lorsque la signification des portées s’est révélée. L’habile et agile Gabrielle Philiponet capte l’attention sur Alice Ford en la dessinant dans sa résolution vengeresse, avec l’orfèvrerie du napperon et la concentration de la résine. Silvia Beltrami utilise son tendre vibrato comme arme de persuasion massive pour Mrs Quickly, qu’elle défend noblement avec un amour du détail et de l’élan. Aux nuages solides émis par Julie Robard-Gendre répondent les interventions envoûtantes et enlaçantes de Clara Guillon, Nannetta comme sous le charme d’un élixir. Malgré son sérieux, le Fenton de Kevin Amiel pèche par son étroitesse de souffle et sa nasalité. Les aigus ne sont pas non plus le fort de Luca Lombardo, Dr Caïus poussif et fâché avec le rythme.
La musique est (plus que) sauve, et élève donc le paresseux et banal concept de mise en scène.
Thibault Vicq
(Lille, 4 mai 2023)
Falstaff, de Giuseppe Verdi, à l’Opéra de Lille jusqu’au 24 mai 2023
Retransmission en direct dans 22 lieux des Hauts-de-France le 16 mai 2023
05 mai 2023 | Imprimer
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