Dernier opéra de Verdi (et œuvre testamentaire à bien des égards), Falstaff est le fruit d’une collaboration étroite entre le compositeur et son librettiste Boito, qui engendrera une œuvre comique laissant autant de place à la musique qu’au théâtre.
Peu donné au fait de la difficulté à réunir des interprètes à la hauteur de la partition, Falstaff fait néanmoins l’objet d’une nouvelle production à l’Opéra de Vienne, mise en scène par David McVicar et confiée à la baguette de Zubin Mehta. Et le plateau vocal n’est pas en reste : Ambrogio Maestri, grand spécialiste du rôle-titre, partage la scène avec notamment Ludovic Tézier ou Marie-Nicole Lemieux. L’occasion d’étudier la genèse et les enjeux de l'ultime opéra de Verdi.
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Certains mélomanes estiment qu’il faut entendre et réentendre Falstaff pour pouvoir en apprécier toute la richesse d’inspiration. Comment pourrait-on appréhender en une seule audition une telle liberté d’invention musicale ? Un flot continu de motifs toujours nouveaux donne une unité chatoyante à cette comédie lyrique où chaque mot, chaque dialogue doit faire mouche pour susciter le rire. Il faudrait « consommer » sans modération une orchestration des plus raffinées alliée à une écriture vocale virevoltante qui, sans jamais rien sacrifier à la virtuosité gratuite, reste à l’unisson d’une intrigue génialement agencée par Boito. Cette partition exceptionnelle est traversée par des moments de pure « conversation en musique » qui évoquent Richard Strauss.
Faux-semblants et complots, déguisements et manipulation s’enchaînent entre allégresse et mélancolie au cours d’une folle journée culminant avec une fugue finale, forme académique par excellence, utilisée avec brio dans un esprit burlesque. La comédie douce-amère s’achève ainsi dans une sorte d’apothéose musicale où la vérité éclate enfin : « Le monde entier est une farce, et l’homme est né bouffon ».
Cependant beaucoup d’amateurs d’opéra restent perplexes devant cet ultime ouvrage si éloigné du Verdi auquel ils sont habitués. Falstaff occupe une place à part dans la production du maestro en venant clore par un éclat de rire un ensemble essentiellement tourné vers le tragique.Trop de raffinement musical condamne-t-il à se couper d’une partie du public ? Ou bien la gaité et la fantaisie seraient-elles finalement incompatibles avec l’univers du grand Verdi ? Rossini lui-même n’avait-il pas déclaré qu’il le croyait incapable d’écrire un ouvrage comique ? C’était sous-estimer la capacité d’invention et de renouvellement du créateur du truculent Fra Melitone de La Force du destin (1862).
« Va, vieux John, suis ton chemin… »
Arrigo Boito (1842-1918) est à l’origine du dernier opéra de Giuseppe Verdi (1813-1901). C’est le triomphe remporté par Otello (1887) qui a rapproché les deux hommes, malgré leur différence d’âge. Et pourtant, rien ne permettait d’envisager entre eux une telle collaboration doublée d’une amitié tardive qui allait être déterminante pour la fin de la carrière de Verdi. « Ouvrage curieux d’un homme qui cherche à être original », c’est ainsi que Verdi avait jugé Mefistofele (1868), « l’opéra-manifeste » du jeune Boito. De son côté, Boito avait multiplié les interventions dans les revues où s’élaboraient de nouvelles conceptions artistiques cherchant à briser le carcan de l’art « ancien », jugé trop académique. Le jeune homme avait lancé une véritable déclaration de guerre à l’encontre du compositeur italien le plus vénéré, Verdi. En 1863, dans une Ode à l’art italien, Boito n’hésite pas à dénoncer les artistes « enfermés dans la geôle de la vieillesse et du crétinisme » qui vont jusqu’à corrompre l’art sur un « autel souillé comme un mur de lupanar » ! Le jeune musicien se donne la mission de « révolutionner l’art lyrique » en dépassant la platitude de la dramaturgie verdienne, entièrement soumise à l’action et à l’expression des sentiments. On comprend que Verdi n’ait pas nourri une estime démesurée pour ce jeune blanc-bec exalté…
Arrigo Boito
Giuseppe Verdi
C’était sans compter sur la clairvoyance et la ténacité de l’éditeur Giulio Ricordi qui poussa à leur réconciliation. Boito et Verdi tissent alors de véritables liens d’amitié renforcés par le travail commun qu’ils entreprennent pour remanier un opéra mal accueilli du maestro, Simon Bocanegra (1857), qui triomphera en 1881 dans une nouvelle version. De ce rapprochement inespéré naîtront les deux derniers chefs-d’œuvre de Verdi, Otello (1887) et Falstaff (1893) au succès desquels Boito sera largement associé.
Arrigo Boito parvient à convaincre Verdi de se remettre au travail avec enthousiasme au moment où le maestro se laisse envahir par le spleen de la vieillesse. Au terme d’une carrière pleine de gloire, Verdi se console en se consacrant à l’administration de son domaine de Sant’Agata. Il vit en paysan avisé et discret, ce qu’il n’a jamais cessé d’être au fond de lui-même malgré les succès et les honneurs. Il refuse ainsi qu’on donne son nom à l’hôpital qu’il a fait construire dans son village natal, comme il refuse qu’on le donne à la maison de repos pour musiciens qu’il fait construire à Milan.
C’est durant l’été 1889 que Boito encourage le maestro à entreprendre un Falstaff en lui proposant une esquisse de livret rédigée à partir de deux pièces de Shakespeare, Les Joyeuses Commères de Windsor et Henri IV, auquel est emprunté le personnage de Sir John Falstaff. Le sujet a déjà tenté plusieurs compositeurs comme Otto Nicolaï, ancien rival de Verdi (1810-1849) ou encore Antonio Salieri (1750-1825). Le projet d’un ouvrage comique était de nature à intéresser Verdi, même s’il gardait le douloureux souvenir de l’échec qu’avait rencontré au début de sa carrière son unique « opera buffa », Un giorno di regno (1840). Mais était-il raisonnable et même envisageable de se lancer dans la composition d’un nouvel opéra à 75 ans ? Depuis longtemps les comédies de Shakespeare exercent leur attrait sur le maestro qui cherche un sujet comique digne d’intérêt. A cela s’ajoute l’émulation que pouvait entraîner Les Maîtres chanteurs de Nuremberg (1868), récente incursion de Wagner dans un univers comique décidément très attirant.
Boito trouve les bons arguments pour convaincre Verdi :
« Je ne crois pas qu’écrire un opéra comique fatigue (…), la plaisanterie et le rire de la comédie égayeront l’esprit et le corps (…). Il n’y a qu’une seule façon de finir mieux qu’avec ‘Otello’, c’est de finir victorieusement avec ‘Falstaff’. Après avoir fait résonner tous les cris et toutes les plaintes du cœur humain, finir avec un immense éclat de rire ! Il y a de quoi étonner ! ».
On ne saurait mieux dire. Dès mars 1890, Boito remet le livret achevé à Verdi qui se lance avec passion dans l’écriture des deux premiers actes sans même demander la moindre modification du texte à son ami librettiste, ce qui ne lui ai jamais arrivé dans sa vie de compositeur ! Verdi va enfin écrire pour son seul plaisir, comme il l’affirme lui-même. Pour travailler de façon plus sereine, il exigera de Boito le plus grand secret, mais dès 1890 les rumeurs iront bon train en suscitant curiosité et impatience. Libéré des contraintes matérielles qui s’attachent à la création d’un opéra, le maestro oublie les tracasseries du travail de scène, les querelles de préséance des chanteurs, les piques de la critique et les attentes du public. Loin de toutes ces obsessions qui ont été son fardeau quotidien, Verdi veut travailler à son rythme, dans le secret et la tranquillité de Sant’Agata en correspondant avec son précieux ami, Boito.
Ambrogio Maestri (Falstaff)
Ambrogio Maestri (Falstaff)
Dans cette correspondance qui constitue une mine de renseignements, on voit le compositeur s’identifier progressivement à son personnage, ce vieux Sir John Falstaff qui s’accroche aux plaisirs de l’existence en refusant de renoncer à son insatiable appétit de vivre.
Falstaff, opéra testamentaire, est plus qu’un simple retour à l’« opera buffa ». Comme le soulignait le chef d’orchestre Carlo Maria Giulini : « Si les situations sont comiques, les personnages, eux, ne le sont pas ». La mélancolie et l’amertume pointent sous le rire et la gaité. Durant la période de composition de l’ouvrage, Verdi oscille entre périodes d’activité intense et douloureux passages à vide. Les deuils successifs et le temps qui s’écoule inexorablement freinent l’avancée du travail. Evoquant ses difficultés à écrire, Verdi confie à Boito qui l’interroge sur Falstaff, « le ventru », comme ils l’appellent entre eux :
« Le pauvre ! Après cette maladie de quatre mois (pendant lesquels Verdi n’a rien fait), il est maigre, maigre ! Espérons que nous trouverons quelque bon chapon pour lui gonfler la panse ! Tout dépend du médecin !... Qui sait, qui sait ! ».
Le compositeur change de méthode en instrumentant au fur et à mesure de son travail, « de crainte d’oublier les combinaisons instrumentales ». L’année 1892 est encore entièrement consacrée à un minutieux peaufinage. « J’écris et je travaille comme un chien mais je ne finis jamais ». Le 18 septembre 1893 Verdi remet enfin sa partition complète à l’éditeur Ricordi. Reprenant le monologue de Falstaff au Deuxième acte, « Va, vecchio John », le compositeur a noté sur la dernière page comme un ultime adieu : « Va, vieux John, suis ton chemin pour le meilleur et pour le pire, sous les masques que tu porteras en différents temps et lieux… ».
« L’avènement d’un genre nouveau »
Verdi arrive à Milan le 2 janvier 1893 pour assister aux premières répétitions qui devaient se dérouler à huis clos. Il y passera de six à dix heures par jour, s’occupant de chaque détail avec son énergie et sa vivacité habituelles, bien qu’il soit déjà dans sa quatre-vingtième année.
Victor Maurel (Sir John Falstaff)
La création a lieu le 9 février devant un parterre de célébrités parmi lesquelles se trouvent Giacomo Puccini et Pietro Mascagni. Dès le matin, les Milanais ont fait la queue devant la Scala pour être au nombre des chanceux qui assisteront à ce grand retour du maestro Verdi. C’est un triomphe. On bisse le quatuor des commères au 1er acte et la chanson de Falstaff « Quand’ero paggio ». Le grand baryton français Victor Maurel (1848-1923), créateur de Iago, incarne le rôle-titre en dépit d’exigences tellement démesurées qu’elles ont un temps fait craindre que le projet soit abandonné. Verdi est ovationné avec Boito qu’il fait monter sur scène à ses côtés. Le triomphe se poursuit jusqu’au Grand Hôtel où réside le maestro. Voilà donc le verdict de ce que la femme de Verdi, Giuseppina, appelait « la Grande Assemblée, le respectable public ». Falstaff allait rencontrer d’emblée un immense succès à travers toute l’Europe. Au cours du XXème siècle, l’ouvrage sera moins présent, essentiellement en raison de la difficulté liée à l’extrême virtuosité de la partition qui nécessite un grand chef et une importante distribution de tout premier plan. La « conversation musicale » pensée par Verdi exige un parfait équilibre entre les voix et l’orchestre pour assurer une totale continuité du discours musical. L’importance des dialogues et du texte exige des prouesses de la part des chanteurs qui doivent aussi avoir des dons de comédiens. De très nombreux ensembles, comme celui de la fin de l’acte 1, qui réunit neufs personnages, réclament des artistes rompus au style polyphonique, cher à l’opéra bouffe.
Giuseppina Strepponi notait aussi : « Si j’en dois juger par ma tête et selon mon impression, il me semble que c’est l’avènement d’un genre nouveau, le point de départ d’un art nouveau, musique et poésie ! ». En donnant à son opéra la dénomination inhabituelle de « Commedia lirica », Verdi veut souligner que musique et texte sont étroitement liés. La réussite de Falstaff doit beaucoup à l’excellence du livret que Boito a très habilement conçu à partir de Shakespeare. Les Joyeuses Commères de Windsor (1597) était une comédie écrite dans la précipitation pour satisfaire un désir de la reine Elisabeth 1ère, tellement séduite par le personnage de Sir John Falstaff dans Henry IV (1596/1597) qu’elle souhaitait le retrouver dans un ouvrage comique.
Le librettiste n’hésite pas à resserrer et à dynamiser l’intrigue un peu décevante que Shakespeare a dû ficeler à la va-vite. L’opéra comporte trois actes divisés en six tableaux. Le premier acte présente individuellement les personnages et le second propose de grands ensembles à la manière de l’ « opera buffa ». Le troisième acte opère un étonnant changement de rythme et d’atmosphère en rompant avec la veine comique pour aborder les rives magiques d’une sorte de Songe d’une nuit d’été.
Ambrogio Maestri (Falstaff)
Tandis que plusieurs personnages disparaissent, d’autres prennent un nouveau relief comme le couple de jeunes gens, Nannetta et Fenton, dont l’idylle vient « vivifier la comédie » en illustrant les thèmes de l’innocence et de la jeunesse. Et surtout, Boito étoffe le personnage principal, Falstaff, en délaissant le comique de situations pour le comique de caractères. Dès le lever de rideau, sans ouverture ni prélude, éclate un trait piqué qui s’égrène comme un rire suivi du seul nom de celui que les joyeuses commères qualifieront bientôt d’ « outre », de « roi des ventres » ou encore de « cachalot glouton ». Falstaff est campé d’entrée de jeu. L’ouvrage a pour tonalité principale Ut majeur comme Cosi fan tutte (1790) de Mozart. C’est sur cette tonalité, attachée au rôle-titre que s’ouvre et se referme l’opéra parcouru tout entier par un immense éclat de rire qui s’épanouit dans la virtuosité étourdissante de la fugue finale.
Avec Verdi et Boito, les protagonistes gagnent en nuances et en épaisseur, ce qui nous éloigne des schémas simplistes de la commedia dell’arte qui peuplent généralement les opéras bouffes. Falstaff n’est plus seulement le jouet pitoyable des joyeuses commères qui s’acharnent sur lui sans pitié. Il prend une dimension humaine qui doit certainement beaucoup à la sollicitude de Verdi pour un vieux héros auquel il prête par sa musique le charme de la fantaisie et le brillant de propos pleins d’esprit, mais aussi l’amertume de la lucidité. Falstaff se joue à lui-même la comédie tout en souffrant de la méchanceté du monde : « Monde méchant. Il n’y a plus de vertu. Tout décline. Va, vieux John, va, va, ton chemin ; marche jusqu’à ce que tu meures, alors disparaîtra la vraie virilité du monde. » (Acte 3, première partie).
Falstaff vit dans une sorte d’illusion tout en sachant qu’elle peut le mener à sa perte. Caché dans un panier de linge sale et jeté dans la Tamise, le « gros ventru » est cruellement berné, mais n’est-ce pas à ses ridicules prétentions et à ses risibles amours que les autres personnages doivent d’avoir vécu les émotions d’ « une folle journée » qui les sauve pour un temps de la médiocrité du quotidien ? Falstaff peut apparaître comme l’ordonnateur involontaire d’une comédie des illusions qui s’achève en apothéose dans la poésie et la légèreté d’une féérie nocturne.
Ultime opéra de Verdi, Falstaff est une œuvre profondément moderne et tout à fait originale. Au moment où la tradition de « l’opera buffa » est sur le point de s’éteindre, le compositeur semble avoir trouvé dans l’univers comique une étonnante source de renouvellement. Parvenu à la maturité Verdi n’a plus rien à prouver et il compose, comme il l’affirme, pour son propre plaisir.
04 décembre 2016 | Imprimer
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