Il y a quelques jours, Davide Livermore présentait sa Bohème de 2014 au Circo Massimo de Rome à partir de projections de toiles de maîtres. Pour la nouvelle production d’Elisabetta regina d’Inghilterra à la Vitrifrigo Arena de Pesaro – initialement prévue en août 2020 – avec le Teatro Massimo di Palermo, le metteur en scène (ab)use du même procédé, cette fois-ci avec des « animations » comparables à des écrans de veille antérieurs à Windows XP. Ajoutez un soupçon de chorégraphies à mettre dans la catégorie « flashmob du pauvre », une dramaturgie réduite à peau de chagrin, des lumières manichéennes jour-nuit, et vous obtenez la sensation d’un beau gâchis pour une œuvre si peu jouée. Le problème de Davide Livermore est de vouloir mettre du mouvement là où c’est inutile et de réfréner les contacts quand la matière musicale est en supplication de rapprochement physique. Le livret, déjà un peu confus, ne dévoile jamais ses atouts, et l’intérieur représenté s’avère tellement impersonnel qu’on en vient même à espérer qu’il pourra servir à un autre spectacle (qui n’aurait rien à voir).
Cette Elisabetta est bien la première du nom, comme chez Donizetti. Le général Leicester a mené les troupes de la reine d’Angleterre vers la victoire contre l’Écosse, ce qui attise la jalousie de Norfolc. Matilde, la fille de Maria Stuarda, est bannie du sol anglais mais apparaît déguisée parmi les convives au retour triomphal de Leicester, dont elle est secrètement l’épouse. Or Elisabetta est amoureuse de Leicester : elle aura beau lui proposer le trône, il refusera. Norfolc a des oreilles partout pour faire éjecter son rival, et révèle à la reine le lien marital de Leicester. Après que l’Elisabetta vengeresse fait écrouer les époux, la révélation au grand jour d’une conspiration de Norfolc fait changer d’avis Elisabetta, qui pardonne et réunit enfin Leicester et Matilde.
En 1815, Rossini avait Venise et Milan dans la poche. Il ne lui restait plus qu’à conquérir Naples. Elisabetta sera donc la première des nombreuses collaborations avec le Teatro di San Carlo. Comme à l’accoutumée, il réutilise plusieurs motifs ou passages de ses compositions passées telles que Sigismondo, Ciro in Babilonia, ou Aureliano in Palmira (notamment pour l’ouverture, qui sera celle du Barbier de Séville quelques année plus tard). La Monnaie de Bruxelles en avait partagé en ligne plusieurs extraits en mars dernier dans le streaming The Queen and His Favourite ; maintenant nous avons droit à la « version longue » dans la patrie de Rossini !
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Aussi incroyable que cela puisse paraître, Karine Deshayes n’avait jamais participé à une production scénique à Pesaro, comme elle nous l’indiquait sur place en interview l’année passée. Après ses stimulantes Armida, Donna del lago, Semiramide et Angelina (pour ne citer qu’elles), la famille des héroïnes rossiniennes s’agrandit dans l’expérience de la mezzo-soprano. Et elle balaye tout sur son passage, le triomphe est à tous les étages ! Elle allie son et dynamique, avec l’exactitude du sentiment et du moment présent. Et il va sans dire que les redoutables récréations auditives défilent à une vitesse insolente et galvanisante. Un plan échafaudé se mue en stratégie martiale, la jalousie défie les dilemmes tragiques. Cette prise de rôle n’est pas qu’une friandise de restitution musicale, mais aussi l’intériorisation totale d’un personnage.
La soprano Salome Jicia casse elle aussi la baraque : la voix de Matilde accorde un sens à chaque double et nous emporte dans son sillage de velours. Dans son duo avec Elisabetta au deuxième acte, elle modélise une étonnante neige chantée, souple et rafraîchissante, qui termine en relais vers les rangs de l’orchestre. Sergey Romanovsky tire parti des différents caractères de ses riches registres. Le timbre élancé et captivant, il bat les cartes des récitatifs en une crème onctueuse. Le souffle long, avec un usage modéré du vibrato, il soigne ses contre-uts et s’approprie très agréablement dans ses arie la face de l’amant plutôt que du soldat.
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Le ténor Barry Banks (Norfolc) peine à exposer l’étendue de ses nuances en raison d’un vibrato trop ostentatoire. S’il émet effectivement toutes les notes de la partition, il n’insuffle pas réellement d’énergie à la phrase. C’est plutôt dommage. Le Guglielmo un peu chevrotant de Valentino Buzza et l’Enrico poignant de Marta Pluda complètent cette distribution, aux côtés d’un Coro del Teatro Ventidio Basso précis, mais moins inspiré que dans Moïse et Pharaon, joué en alternance pendant le Festival. L’Orchestra Sinfonica Nazionale della Rai ne suit pas les tempi du maestro Evelino Pidò, lui-même plus sensible à la « carcasse » harmonique qu’aux marées musicales. Sauf que Rossini ne peut se contenter d’un précis de théorie. Même si le chef donne une place de choix aux solos – aux petits oignons – et aux « bizarreries » innovantes de la partition, les accompagnements très conventionnels sont d’un ennui déplorable. Moins déplorables sans doute que le peu de luminosité des surtitres – donc difficilement visibles – ou que le jeu des téléphones qui tombent en fracas dans le public sur le parquet sonore de la Vitrifrigo Arena, qui ne peut évidemment pas faire oublier la magnétique interprétation de Karine Deshayes !
Thibault Vicq
(Pesaro, 8 août 2021)
Elisabetta regina d’Inghilterra, de Gioachino Rossini, à la Vitrifrigo Arena (Pesaro) jusqu’au 21 août 2021
Crédit photo (c) Rossini Opera Festival
11 août 2021 | Imprimer
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