Il y a vingt et un ans, alors que le monde se remettait tout juste de la surprise de ne pas avoir subi le bug de l’an 2000, Emmanuelle Haïm fondait Le Concert d’Astrée. L’ensemble – chœur et orchestre, en résidence à l’Opéra de Lillle depuis 2004 – a bien grandi pour s’imposer comme une évidence dans le répertoire des XVIIe et XVIIIe siècles, dans des maisons lyriques qu’on n’a plus besoin de présenter. La palette de répertoire embrasse un impressionnant corpus d’œuvres rares et moins rares, mais également des collaborations avec des metteurs en scène d’horizons variés, jusqu’aux plus audacieux. Le passage aux années de la vingtaine a donc été organisé en majesté avec deux concerts – l’un à la Staatsoper Unter den Linden de Berlin, et l’autre au Théâtre des Champs-Élysées –, dont les bénéfices seront reversés à l’Institut du Cerveau – ICM.
À la date parisienne, nous avons retrouvé avec bonheur certains compositeurs ayant construit la renommée du Concert d’Astrée, ainsi que la fascination que nous inspirent ses interprétations, aux côtés de fidèles compagnons de voyage. Emmanuelle Haïm rend l’orchestre et le chœur – admirablement préparé par Denis Comtet – acteurs des lignes, au sein d’hologrammes musicaux radieux et plus vrais que nature. Les orages font ressentir la colère des éléments plutôt que les zones de turbulence, la guerre fascine par les courbes de bois dansant sur des ponts solidaires de cordes. Rameau est ainsi entraîné dans le sublime grâce à l’articulation minutieuse des pupitres et aux mirages auditifs, certains frôlent parfois Philip Glass. Chez Campra, les effets et les contretemps sont des plaidoyers pour la mécanique riche de la composition. Il y a toujours l’idée concrétisée d’un fantastique déploiement, d’un développement libre sur une base modulable, quelle que soit la topologie des instruments en présence. La carrure des mesures reste audible, mais ne se trouve jamais enfermée par la forme. Les compositions de Purcell nous apportent la lisibilité de ce qui a précédé et suivra : la cheffe ne fait pas de distinction entre le chœur et l’orchestre, et cette fusion des matières ne peut que nous conduire sur des sentiers qui ne connaissent pas la crise. Sa singularité constante appelle à une unicité enchantée de l’écoute, à l’illusion que nous entendons pour la première fois. Pour Haendel, la restitution laisse au premier abord ressentir plus « scientifiquement » toutes les couches et divisions de l’écriture – chaque levée est une prise de parole éloquente et entraînante – et se métamorphose en sons inouïs, ouatés et aquatiques. Les volumes se battent superbement en duel avec les lignes galantes et caressantes d’Oronte (Anicio Zorzi Giustiniani), portent fièrement l’extension fuyante de la magie d’Alcina (Natalie Dessay, qui écrit ses propres règles et instaure un dialogue des plus vertueux avec l’orchestre), ou font émerger des caractères ou des atmosphères en état de grâce par des instrumentistes exceptionnels.
Et il y a du très beau monde sur scène, en plus des deux chanteurs précités ! Sabine Devieilhe ranime son inoubliable performance dans Il trionfo del Tempo e del Dinsinganno au Festival d’Aix-en-Provence en 2016, tandis qu’une partie de l’équipe d’Idoménée – actuellement à Berlin, apprécié à Lille – va aussi voir du côté de Rameau : Tassis Christoyannis, de grande classe, la magnétique Eva Zaïcik, et Victor Sicard, au souffle texturé. Emmanuelle de Negri sculpte le drame et la pétillance, Mathias Vidal fait de la prosodie et des nuances une seule pâte qui lui fait magnifiquement atteindre l’inatteignable de ses personnages. Carlo Vistoli ne fait qu’une bouchée du palpitant air de Tamerlano, Lenneke Ruiten brille en décryptant l’intériorité d’Armida, Jarrett Ott fait d’Argante un tigre majestueux incarné jusqu’à la moelle. Emőke Baráth enrobe Theodora de sa propre mythologie, et partage la rassurante empathie de son timbre dans la compréhension du rôle. Sandrine Piau transcende la beauté et le recueillement, Isabelle Druet offre un concentré d’émotion, ce que Mikhail Timoshenko réussit également avec brio dans ses voyelles oniriques et dans l’élégance du trait. Marie-Claude Chappuis dessine une Didon submergée d’une douleur plus grande qu’elle, comme dans la sismique production qu’elle reprend à Lille en décembre. Nous avons un peu moins été réceptifs à la lourdeur emphatique de Laurent Naouri et de Rolando Villazón, ainsi qu’à l’ambition inachevée d’Andrea Mastroni, mais le plus important dans ces concerts n’est-il pas de participer ? Car la musique du Concert d’Astrée sait tout guérir, même les douleurs dues à certains fauteuils monstrueusement inconfortables du Théâtre des Champs-Élysées pour toute personne de plus d’un mètre vingt…
Thibault Vicq
(Paris, 12 novembre 2021)
Concert diffusé sur France Musique 14 décembre 2021 à 20h
Idoménée, d’André Campra, à la Staatsoper Unter den Linden (Berlin) jusqu’au 20 novembre 2021
Didon et Énée, de Henry Purcell :
- à l’Opéra de Lille du 3 au 10 décembre 2021
- au Grand Théâtre de Luxembourg du 27 au 29 avril 2022
Così fan tutte, de Wolfgang Amadeus Mozart :
- au Théâtre des Champs-Élysées du 9 au 20 mars 2022
- au Théâtre de Caen du 29 mars au 2 avril 2022
Crédit photo © Fanny Destombes - Le Concert d'Astrée
14 novembre 2021 | Imprimer
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