Bach est une abeille : un socle indéboulonnable pour la musique qui l’a suivi, comme le sont les insectes volants pour la survie de l’espèce humaine. Bach est aussi le nom d’une plateforme de glace en Antarctique, stratégique quant aux conclusions alarmantes qu’elle donne à tirer sur le dérèglement climatique depuis le début de sa fonte en 2009. Quel rapport avec Cassandra, le premier opéra de Bernard Foccroulle (sur un livret de Matthew Jocelyn, comme le Hamlet de Brett Dean), donné à la Monnaie ce mois-ci ? L’ancien directeur général et artistique de l’institution fédérale belge, également organiste, réalise une orchestration aussi limpide qu’un choral du Cantor de Leipzig pour une œuvre consacrée à la verbalisation de la non-écoute, en particulier dans le domaine de l’urgence écologique, dans une distribution de premier choix et une réalisation scénique percutante.
Comme nous l’expliquait Bernard Foccroulle en interview, Cassandra met en miroir deux dimensions : celle (mythologique) de Cassandre, prédicatrice du siège de Troie, et celle (contemporaine) de Sandra, jeune doctorante en climatologie et activiste environnementale. Le mille-feuille des treize scènes se fonde sur un trait d’union des temporalités. La relation de Cassandre et d’Apollon (le dieu qui lui a donné la faculté de voir l’avenir mais qui lui retire ensuite la possibilité d’être crue) tient du « passé » ; les shows de stand-up de Sandra, son concubinage avec Blake, le dîner familial avec sa sœur enceinte et ses parents aveuglés par les opportunités économiques du continent austral, se conjuguent au présent. Le voile inter-époques tombe lorsque Priam et Hécube (parents de Cassandre) découvrent, sidérés, dans la bibliothèque des morts, tout le corpus littéraire écrit a posteriori sur eux, ou lorsque Cassandre et Sandra se font face dans une même réalité.
Matthew Jocelyn entrelace de sa plume les mondes et délimite les niveaux de langage avec une remarquable justesse, jusqu’à inverser les rôles par la seule force de la portée du discours. Les déclamations de Cassandre appartiennent à la tragédie, mais leur enchaînement fluide les renversent vers une humanité de chair. La proximité des dialogues de Sandra (et de son entourage) avec notre expérience du présent s’approche pas à pas d’une évidence universelle, en étendard d’une cause plus large, vouée à traverser les siècles.
Dans sa musique artisanale et translucide du temps qui affecte les choses, Bernard Foccroulle dessine lui aussi des passerelles. Sa grammaire des scènes mythologiques intègre des cuivres utilisés à la Monteverdi, précisant la « rondeur » (et donc l’infini) de la tragédie ; dans les scènes « actuelles », le marimba affirme la résonance des propos de Sandra, au sein d’un flux d’onomatopées sonores. Mais au-delà des lignes mélodiques, c’est la verticalité organique de la composition qui interpelle favorablement. Chaque strate vit, fond ou se cristallise, tout en se déplaçant d’un point à l’autre. La partition indique de façon égale l’événement du mouvement (ralenti ou accéléré) et ses raisons. Souvent, les vents évanescents éclairent des nappes de cordes en niveaux de nuances qui mettent le projecteur sur des détails changeants. Le cours des discussions entre personnages suit ainsi un flux similaire à celui d’une action de la nature, d’un destin en cours de réalisation. Le chef Kazushi Ono intervient somptueusement sur la précision et le ressenti de cette musique des eaux dormantes, aux rênes d’un Orchestre symphonique de la Monnaie velouté et réactif aux moindres changements d’articulation. Les Chœurs de la Monnaie (au cap impeccable et admirablement bien rendu) sont sollicités en témoins de l’action pour traverser ces temporalités.
Rencontre avec Marie-Eve Signeyrole : « J’aime exposer le public sans le mettre en danger »
La sélection des voix n’aurait pu être plus aboutie, tant les tessitures et caractères ne font qu’un avec l’écriture. L’irradiante Cassandre (Katarina Bradić) chamboule de ses accès nacrés et de sa puissante empreinte, l’impressionnante Sandra (Jessica Niles) revendique et envoûte dans une même émission. Avec Blake (Paul Appleby), le céleste de la certitude et le pétillant du troubadour rencontrent la complexité de l’éco-anxiété. À ces caractères se joignent la désarmante ampleur de souffle d’Apollon (Joshua Hopkins), la souveraineté de Gidon Saks et de Susan Bickley, ainsi que la dense présence de Sarah Defrise.
La metteuse en scène Marie-Ève Signeyrole relie avec homogénéité les différentes couches de l’opéra à partir d’une scénographie en panneaux amovibles, illustrant les cloisons de l’esprit (et de ce que chacun a envie d’entendre de l’autre) ou la structure d’une ruche – deux interludes et un postlude instrumentaux sont d’ailleurs en honneur des abeilles. Les gestes lents du chœur et de la régie accentuent le point de vue de ce qui disparaît lentement, à l’instar de nos ressources naturelles. Chaque scène trouve un écho dans la musique et dans les situations, jongle entre réalisme et onirisme. La rencontre finale entre Cassandre et Sandra manque peut-être de force, tant sur le plan dramaturgique que musical. Les chemins qui se croisent et le flambeau qui se passe auraient sans doute mérité un traitement moins littéral, que le reste de l’œuvre parvient à trouver aisément.
Thibault Vicq
(Bruxelles, 17 septembre 2023)
19 septembre 2023 | Imprimer
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