Aux débats d’arrière-garde sur le « droit » ou non de mettre en scène des oratorios, en particulier les Passions de Bach, on a désormais (et heureusement) tourné le dos. Non seulement parce qu’on a vu que cette démarche pouvait être couronnée de succès – la Johannes-Passion par Peter Sellars, celle par Calixto Bieito –, mais aussi car ces œuvres ont toujours autant de choses à nous dire aujourd’hui, par des artistes de notre époque. Pour les 300 ans de la Passion selon saint Jean, le Festival de Pâques de Salzbourg l’avait ainsi programmée en mars dernier dans une lecture de la chorégraphe Sasha Waltz (puis l’Opéra de Dijon, et désormais le Théâtre des Champs-Élysées). Le projet est toutefois né de la curiosité du chef Leonardo García-Alarcón de s’allier à la femme de danse, pour proposer une nouvelle expérience sur la première Passion du Cantor de Leipzig.
Si le spectacle tient de la mise en scène, il représente également la mise en musique spatialisée, ne serait-ce que par l’emplacement des instrumentistes en deux groupes séparés jardin et à cour, ainsi qu’à la présence d’une partie des chœurs au parterre. Sasha Waltz appose un point de vue avec son habituel langage de la multitude corporelle. Dans le mouvement, elle prône le volte-face, la vivacité ; dans les situations, elle exprime l’éternité de l’instant, par une esthétisation en tableaux vivants toujours bien amenée. Sa vision « presqu’illustrative » lui permet de twister son récit de scène, éclairé comme une peinture baroque (David Finn), sans se sentir obligée de suivre le chemin tout tracé de l’Évangile : elle garde le doigt sur la trame principale, tout en se permettant d’ajouter des clés de lecture grâce aux stupéfiants danseurs de sa compagnie Sasha Waltz & Guests. La foule est divisée en plusieurs blocs simultanés, empreints de sensualité, de vie terrestre, dans des mouvements plus grands que l’espace qui leur est dévolu. La chorégraphie se fait furtive, en montre beaucoup en peu de temps, et apporte un éclairage très pertinent au contrepoint de Bach, du moins dans la première partie de la soirée, où l’écriture des mécanismes collectifs s’imbrique très naturellement à la progression dramatique de la musique. La seconde partie tend davantage à changer les points de vue, à brandir des idées plutôt qu’à les développer. Et là, on se dit que la mise en scène s’est muée en un ensemble de chorégraphies hétérogènes, bien exécutées sur le moment, mais sans unité générale. Le propos de Sasha Waltz sur l’humanité (qui coud elle-même ses costumes avant même que ne retentissent les premières notes du premier chœur, « Herr, unser Herrscher ») et l’égalité de ses représentants dans leur quête de foi se dilue dans une maîtrise de forme qui s’éloigne du fil directeur qui aurait pu en faire le fond.
Passion selon saint Jean - Théâtre des Champs-Élysées (2024) (c) Mirco Magliocca / Opéra de Dijon
Avec sa Cappella Mediterranea, traversée de regards directs et d’écoute active, Leonardo García-Alarcón garde un suivi en éclairs sur une base continue de terre battue, sans cesse renouvelée. Il s’intéresse à la longueur de la phrase, à la capacité à la vallonner par des événements ponctuels ou des paysages aussi meurtris que le Christ. Il pose le quadrillage et la géométrie des numéros, il construit le mille-feuille de lignes mélodiques et d’accompagnement, anime les strates, et la musique s’élève d’elle-même grâce à des instrumentistes engagés dans les courants fluides et la matérialité de la partition. Le sens se dégage alors par cet alliage du solide et du liquide horizontaux vers une architecture verticale, maillée de contrepoint discret.
L’association du Chœur de chambre de Namur et du Chœur de l’Opéra de Dijon (préparée par Anass Ismat) appelle une énergie débordante et une force créative de couleurs embrassées collectivement, dans le sillage du son de l’orchestre, même si quelques individualités se laissent encore entendre. Valerio Contaldo campe un Évangéliste à fleur de peau, à la célérité du discours récitatif, en pleurs retenus et en clameur conteuse, riche d’une diversité de timbres caméléons, bien que certains aigus échappent à son contrôle. Le Jésus de Christian Immler porte la puissance de la consonne et la grandeur de la précision dans des phrases qu’il remplit de magie pure et de conviction profonde. Si Georg Nigl se révèle moins foisonnant musicalement en Pilate, il n’en propose pas moins une lecture très orientée lied, dans l’intimité d’un homme qui s’interroge. Vérité et tendresse caractérisent le superbe chant de Sophie Junker, tandis que la douceur de Mark Milhofer et de Benno Schachtner (en dépit de défauts de justesse pour ce dernier) complète la distribution.
Thibault Vicq
(Paris, 4 novembre 2024)
05 novembre 2024 | Imprimer
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