Six mois après son Cavalleria rusticana / Pagliacci avec l’Opéra de Toulon, la metteuse en scène Silvia Paoli semble en livrer le verso dans La Traviata, à Angers Nantes Opéra (en coproduction avec l’Opéra de Rennes, l’Opéra de Tours, l’Opéra national Montpellier Occitanie et l’Opéra Nice Côte d’Azur). Nous pouvons nous dire que le patriarcat a bon dos dans une note d’intention lyrique, les personnages féminins n’étant en général pas guère épargnés dans le répertoire, mais la Florentine livre à nouveau une peinture fine des relations humaines au regard de notre époque, qui plus est dans un écrin aux allures classiques. Si le vérisme lui inspirait une plongée frontale et actuelle dans la misère sociale au sein d’un théâtre en plein air, le titre de Verdi analyse les rouages bourgeois dans la vie d’une comédienne rêvant d’échapper à sa condition, à la fin du XIXe siècle. Si la violence n’en exhibe pas les mêmes aspects visuels, elle n’en porte pas moins le nom.
Dans la Traviata de Silvia Paoli, les trois personnages principaux sont des planètes qui ne peuvent se heurter ou se toucher (et autour desquelles tournent des domestiques ou des personnes du « monde », selon leur perception sociale autocentrée), le bal chez Flora grime les hommes en femmes (et inversement) afin de les mettre « pour rire » dans la peau de l’adversaire le temps d’une soirée, les femmes sont vendues aux enchères (pendant la partie de cartes) comme à une foire animalière. À l’immobilité des uns, assistant au spectacle des conventions (notamment dans un cadre délimité de parquet en centre de plateau, devant une scène de théâtre), répond celle de Violetta, paralysée par sa passivité subie, attendue d’elle, dans son artificielle maison de campagne, alors que Germont, lui versant impassiblement du thé, lui annonce devoir quitter Alfredo parce que « c’est comme ça » – des « paralysies » volontaires qui affectent cependant parfois le chant des solistes. À la fin du premier tableau du II, Violetta en est réduite à annoncer son départ à Alfredo dans son rôle de comédienne, sous une neige bohèmesque. L’acte final offre une scène de folie à cette « dévoyée » condamnée, imaginant Alfredo et Germont avec elle (alors qu’ils l’ont depuis longtemps laissée tomber), seule à même le sol, sur ce fameux parquet qui servait de parterre à ses anciens spectateurs. La collaboration avec la scénographe Lisetta Buccellato (comme dans son prégnant Iphigénie en Tauride à Nancy), la costumière Valeria Donata Bettella et la créatrice lumière Fiammetta Baldiserri, porte ses fruits dans le sens du propos et l’orientation du beau.
La Traviata, Angers Nantes Opéra (c) Delphine Perrin - ANO
Ce qui fonctionne sur scène est permis par la passionnante direction musicale architecturale de Laurent Campellone en fosse. Par son geste, la vie de Violetta défile comme en accéléré cinématographique, condensé de profondeur émotionnelle. La fête est dénuée de temps morts, le feu de l’amour passe par la largeur du son. Les départs et arrivées de phrases sont réglés au cordeau, au même titre que toute la panoplie de matières rendues possibles par les superbes moyens de l’Orchestre National des Pays de la Loire. Le chef fait valser les bois, obtient un effet d’élan en retenant parfois malicieusement le troisième temps des mesures de « Sempre libera », ou fait régner des pizzicatos à la résonance sourde. Avec une prise sur l’immédiateté des textures – celle des préludes des actes I et III est assez exceptionnelle – et la dimension abrupte de cette ampleur captivante, il représente la vérité de ce que vit Violetta et le poids des codes dont elle est victime.
Le méritant trio de tête peine pourtant à se hisser au niveau de la fosse. Le ténor Francesco Castoro, annoncé « lègèrement souffrant » ce soir, s’avère moins performant qu’escompté, et ne peut hélas renouer avec la forte impression qu’il nous avait faite dans le rôle d’Alfredo en 2022 à Naples. Mais pouvons-nous lui en vouloir de devoir contourner à tout prix la voix de poitrine ou de buter sur la continuité de la phrase même ? S’il réussit les moments plus triviaux, les morceaux de bravoure lui sont douloureux, sauf peut-être au III, lorsque son instrument résonne sans présence physique dans un timbre fantomatique adapté aux hallucinations de Violetta. Le Germont père, sec, de Dionysios Sourbis privilégie l’attaque à la tenue, et l’émission régulièrement basse paraît se verrouiller dans la longueur, en plus d’une avarice de nuances. Le texte est débité, tandis que la musique est mise de côté. Après des débuts bardés de décibels trop marqués par rapport à la découverte de soi de Violetta, Darija Auguštan a du mal, au deuxième acte, à trouver son interprétation, sa mezza voce. Les contrastes arrivent dans « Addio del passato », top départ à sa scène de folie idoine, pour enfin gagner notre cœur. L’Annina brouillonne de Marie-Bénédicte Souquet est rattrapée par la Flora tranquille d’Aurore Ugolin. Le robuste Gaston de Carlos Natale, le consciencieux Baron de Gagik Vardanyan et le luxueux Grenvil de Jean-Vincent Blot affinent les contours de cette distribution, avec le Chœur d’Angers Nantes Opéra, prêt comme jamais.
Thibault Vicq
(Nantes, 16 janvier 2025)
La Traviata, de Giuseppe Verdi :
- à Angers Nantes Opéra jusqu’au 18 mars 2025 : à Nantes (Théâtre Graslin) jusqu’au 21 janvier, à Angers (Grand-Théâtre) les 16 et 18 mars 2025
- à l’Opéra de Rennes du 25 février au 4 mars 2025
- à l’Opéra de Tours du 11 au 17 juin 2025
- puis à l’Opéra Orchestre national Montpellier Occitanie et à l’Opéra Nice Côte d’Azur
N.B : à Nantes, à Rennes et à Angers, alternance avec Maria Novella Malfatti et Giulio Pelligra pour les rôles de Violetta et d’Alfredo. Autre distribution à Tours
18 janvier 2025 | Imprimer
Commentaires