En 1822, Gaetano Donizetti achève de composer Zoraida di Granata, son premier opera seria, qui lui vaut l’un de ses premiers triomphes. Pour éviter un sujet-doublon avec l’ouverture de la saison du carnaval romain, il s’attaque à un melodramma eroico, dans l’Andalousie de 1480, alors sous contrôle ottoman, et en proie à une guerre civile entre deux factions maures – les Zégris et les Abencérages – et au siège des Espagnols. La jeune Zoraida est désirée comme épouse par le roi Almuzir (un Zégri qui vient de s’emparer du pouvoir), mais c’est plutôt avec le guerrier Abenamet (un Abencérage) qu’elle file le parfait amour. Almuzir envoie Abenamet à la tête de ses troupes (dans l’espoir que celui-ci n’en revienne pas vivant), puis complote avec son suivant Alì sur une sombre histoire de drapeau qui ferait tomber le rival. Zoraida, écrouée, a droit au bûcher, mais est sauvée de justesse par un chevalier masqué (Abenamet) provoquant Alì en duel. Une fois la conspiration révélée, le peuple se soulève contre son cruel despote. Puis, tout est pardonné ; la paix déclarée, Almuzir consent à marier les amants. Ce n’est pas vraiment pour son livret que Zoraida di Granata mérite le détour ! Donizetti s’affranchit partiellement de ses deux modèles, Rossini (dont l’influence domine à l’époque l’Italie) et Mayr (son ancien professeur), dans un langage qui annonce ses caractéristiques ultérieures. Le festival Donizetti Opera a tenu à proposer la seconde version de 1824, étoffant les personnages d’airs supplémentaires, et remplaçant le ténor d’Abenamet par une mezzo-soprano, alors que cette coproduction avec le Wexford Festival Opera avait été présentée en Irlande l’année dernière dans la version originelle de 1822. Deux cents ans après, Bergame ressuscite donc scéniquement cette seconde mouture pour la première fois.
Le metteur en scène Bruno Ravella souhaite rapprocher les conflits du livret à des faits plus récents, à savoir la guerre des Balkans. Le magnifique décor unique de Gary McCann, oniriquement éclairé par Daniele Naldin représente ainsi la Bibliothèque nationale et universitaire de Bosnie-Herzégovine en ruines après son bombardement en 1992. La chute de la civilisation en même temps que celle du savoir, et les espoirs de reconstruction, conviennent à merveille à cet opéra. Contrairement au poussif et paresseux Roberto Devereux que nous avons vu la veille, ce Zoraida di Granata ne compte pas que sur l’acceptation des conventions distanciées du théâtre par le spectateur. Bien que parfois diluée dans sa violence, l’imagerie de Bruno Ravella reste réaliste et contemporaine, directement parlante, et réussit le pari de réfléchir au sort des victimes dans les conflits, et à l’espace spolié par les belligérants. En dehors des faiblesses du livret, la deuxième partie perd cependant un peu en puissance en raison de sa gestion moins spécifique du temps des airs et des émotions qui devraient y transiter.
Zoraida di Granata - Donizetti Opera Festival (2024)
Konu Kim répondant déjà présent dans le rôle à Wexford en 2023 (et, à Bergame, dans L’Ange de Nisida en 2019), il fait un carton au Teatro Sociale de la Città alta ! Il incarne un Almuzir instrument de pouvoir, qui fait usage de toute sa palette vocale pour construire des airs aux couleurs plurielles. Son chant est un dessin des pensées par un crayon infini, où chaque note a sa propre saveur. Au jeu de plateformes donizettien, sa fluide manette technique (entre précision remarquable et interprétation de caractère) lui garantit de ne jamais atteindre le game over, car il porte le désir à l’incandescence d’un rêve, et la rage à une perpétuelle insatiabilité. Zuzana Marková, palpitante Zoraida, témoigne d’une ligne traversée de broderie fine, jusque dans des récitatifs exaltés et très fournis. Ce qui fascine dans sa voix, c’est sans doute l’aspect étranger au caractère belliqueux et destructif d’Almuzir, le fait de revenir constamment à la bonté, à la beauté même, dans une agilité incomparable, qui fait de sa phrase allégorique un idéal de réunification des peuples. Que dire de la prestation larger than life de Cecilia Molinari en Abenamet ? La matière noble du timbre semble suivre toutes les formes d’arches du décor et d’azulejos au sol, les vocalises sont une fête, chaque note, un éclair de bonheur, et chaque mesure, une aventure. Le guerrier amoureux cultive une flamme intérieure qui jamais ne s’éteint, un souffle romanesque exceptionnel, un legato de transcendance, et l’art de la sonorité des mots pour asseoir le sens du chant. Encore ! La basse Valerio Morelli (Alì) est une révélation : toujours millimétré, projeté, engagé, incisif, au service de la musique. L’énergique Tuty Hernàndez et l’éloquente Lilla Takács complètent cette distribution d’excellence, avec un Coro dell’Accademia Teatro alla Scala bien disposé, de lueurs harmonieuses et d’ensembles assumés.
En fosse, Alberto Zanardi fait ce qu’il peut pour diriger un Orchestra Gli Originali dévitalisé, carrément faux, aux disparités d’articulation, et incapable de jouer des accords de façon parfaitement synchronisée. Le chef réussit toutefois à obtenir de somptueux alliages entre strates – battements d’ailes de libellules pour les pizz de cordes, intégration des cors dans la lave instrumentale, tournoiement des accompagnements – malgré une « taille » de son qui peine à trouver sa forme la plus adéquate. En tout cas, Alberto Zanardi est un vrai tremplin pour ces voix miraculeuses !
Thibault Vicq
(Bergame, 24 novembre 2024)
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