Qui a dit que Le Vaisseau fantôme avait besoin de coques de bateaux, de voiles et d’effets spectaculaires ? Une scénographie suffisamment forte – même simple – et une direction d’acteurs peuvent se charger à elles seules de servir le drame, la preuve en est avec la somptueuse nouvelle production de la Staatsoper Hamburg par Michael Thalheimer, qui sait lire entre les lignes.
Pendant l’ouverture, d’épais fils tombant des cintres sont avachis sur le plateau, et commencent à se tendre en hauteur jusqu’à devenir rigides. Une forêt touffue de mâts est maintenant en place, et se tiendra ainsi jusqu’à la fin de l’ouvrage. Cordages, prison ou écosystème psychologique entre désir et réalité, toutes les interprétations fonctionnent simultanément. Des éclairages en lignes horizontales traversent le dispositif pour figurer une surface ou un horizon, en tenant compte des principes de déviation de la lumière. Les personnages doivent faire avec cette jungle, dans leurs mouvements : imposer leur présence – le sanguin Erik, qui violente Senta, ou l’insistant Hollandais, pour qui le temps est compté – en écartant ces fils pour ouvrir le passage, ou au contraire se fondre dans le décor, dans des mouvements au ralenti, presque en apnée – notamment Senta. Car la respiration est un thème majeur de la représentation. L’équipage fantôme du Hollandais a le visage couvert d’un tee-shirt blanc et tient toujours un sac poubelle, claqué lorsque le pouvoir de conviction de son chef porte ses fruits avec ses interlocuteurs. C’est aussi d’un sac poubelle que Senta s’extrait dans l’ouverture, et se donne la mort à la fin de l’opéra. Ce détail peut se lire comme une volonté, de la part de Senta, de concrétiser sa fascination compatissante envers la malédiction du Hollandais, essayant par là-même d’échapper à sa condition de femme-objet, soit par un passe-temps mortifère d’étouffement, soit en se rapprochant chaque jour de plus en plus d’un suicide qui la libérera de sa condition de valeur marchande – pour son père – ou de promesse sans libre arbitre – pour Erik. Le sac poubelle occulte aussi ce qui l’inclut, par sa surface opaque : le regard n’a plus d’importance dans les eaux sombres d’une damnation, ou lorsque le père et l’amant volent à une femme sa liberté d’expression. Toujours signifiant dans son théâtre, jamais à court d’idées visuelles, le travail de Michael Thalheimer avec la contrainte scénographique qu’il s’est fixée, relève du tour de force.
La distribution semble avoir adhéré pleinement à cette vision peu conventionnelle – et même si ce n’est pas le cas, elle fait illusion dans l’évidence dont elle la restitue. Chaque chanteur ajoute sa prestigieuse pierre à l’édifice, sans marcher sur les platebandes des autres. La ligne de Thomas Johannes Mayer vient des profondeurs, s’organise en flots de verbe et de sublime musicalité à partir d’une colonne vertébrale loyale et scrupuleuse. Cette ligne, il s’y tient et la cajole même quand l’orchestre l’anime encore davantage, la mâtine de la souffrance du Hollandais volant comme d’une ancre thématique. Il hypnotise par l’égalité de ses registres, et rend profondément tragique et internalisée la notion d’éternité que ce marin subit. Pour sa première Senta, magnifique et insensée, Jennifer Holloway trouve la parfaite adéquation entre traumatismes composés et immensité déclamative. Il suffit de la voir et de l’entendre parler du capitaine damné pour la sentir possédée par une force occulte. Elle ressemble au baryton-basse allemand dans la façon de défendre sa peine dans la continuité, mais s‘en différencie par une palette expansive qui célèbre le pouvoir de la parole. Kwangchul Youn rayonne en Galand patriarche, vertigineux dans son écume de notes et dans les textures mousseuses qu’il instaure. Le saisissant Erik de Benjamin Bruns tonne d’autorité violente dans l’exigence du beau chant ; des graves plantureux aux aigus angéliques, la souplesse ne connaît pas de limites. Pour compléter ces pointures, Peter Hoare – à l’esprit cabaret, canaille et agile – et Katja Pieweck – la vérité incarnée – sont indéniablement à leur place.
En fosse, l'art de Kent Nagano réside dans l’indivisibilité de la matière. Les éclairs multidirectionnels et l’urgence lui importent moins que la cohérence de l’écriture cyclonique de Wagner. Le Philharmonisches Staatsorchester Hamburg sort ses traits et solos avec brio, mais le chef en bâtit des coulées fluides et coussinées qui se répondent les unes aux autres en un mirifique aquarium. Un symbiote de musique vient à naître, mesurant le creux du froid, accélérant les frottements harmoniques, tartinant la teneur des phrases en juste quantité. La vaillance rythmique et la variété de couleurs du Chor der Staatsoper Hamburg – les âmes esseulées sous le même drapeau, la masse menaçante de la rumeur – sont la cerise sur le gâteau d’une soirée homérique. Après le fascinant Vaisseau fantôme de Dmitri Tcherniakov à Bayreuth, c’est celui de Hambourg qui fera date.
Thibault Vicq
(Liège, 25 octobre 2022)
31 octobre 2022 | Imprimer
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